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n’est que lorsqu’il s’entretenait ainsi avec moi que je me rappelle l’avoir vu bien gai. Il ne se sentait pas heureux de son sort. Ses parents avaient été de riches paysans. Une suite de malheurs vinrent les frapper. Le bétail fut enlevé par la maladie ; la grange brûla, et à la fin son père perdit la raison. Sa mère vint habiter Odensée, et elle mit son jeune fils en apprentissage chez un cordonnier. L’enfant, qui avait l’esprit éveillé, avait toujours désiré entrer à l’École latine[1]. Quelques bourgeois d’Odensée, qui étaient à leur aise, avaient annoncé qu’ils se cotiseraient pour lui faire faire ses études. Mais tout se borna de leur part à des paroles.

« Mon pauvre père ne put réaliser son plus cher souhait. Jamais il ne s’en consola bien. Je me souviens qu’étant enfant je vis ses yeux se remplir de larmes, lorsqu’un élève de l’École latine, venant chez nous commander des bottes neuves, montra ses livres et parla de toutes les belles choses qu’il apprenait : « Voilà le chemin que j’aurais dû suivre ! » dit mon père, et il m’embrassa avec force, et de toute la soirée il ne dit plus rien.

« Rarement il fréquentait les autres artisans. Le dimanche, il allait habituellement promener dans le bois, et il m’emmenait avec lui. Il ne me parlait pas beaucoup, il s’asseyait sous un arbre et restait enseveli dans ses pensées, tandis que je sautais tout autour, que j’attachais des fraises le long d’un brin de paille, ou que je tressais des couronnes.

« Une fois l’année seulement, au mois de mai, lorsque la forêt resplendissait de la première verdure du printemps, ma mère nous accompagnait, elle portait alors une robe de

  1. On désigne ainsi ce que nous appelons les collèges, les lycées.