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de l’autre : la religion renforça les préventions nationales en même temps que le patriotisme. Les Vieux-Russes fuyaient le contact de l’Europe comme une contagion ; pour beaucoup, un voyage à l’étranger était un péché qui mettait l’âme en péril. On connaît l’histoire de ce seigneur que Pierre le Grand avait envoyé visiter l’Allemagne ou l’Italie, et qui, après avoir séjourné dans une des principales villes, revint sans avoir rien vu. Une fois arrivé, il n’avait jamais mis le pied dehors ni ouvert sa porte à personne : il avait ainsi obéi à la fois au tsar et à sa conscience. Il y a encore, en Russie, des sectaires capables de ces scrupules.

L’orthodoxie laissait la Russie en relation avec le monde oriental ; elle ne les unit point par des liens aussi intimes que ceux dont Rome enlaçait les nations catholiques. Le manque d’un pasteur commun n’obligeait pas les peuples orthodoxes à des rapports aussi fréquents ; le défaut d’une langue commune rendait ces rapports moins fructueux en même temps que plus rares.

Une des choses qui, durant le moyen âge, ont le plus favorisé l’éclosion de la civilisation moderne, c’est la possession d’un idiome clérical et savant d’usage international : l’Orient en manqua. L’Église grecque semblait plus en droit qu’aucune autre d’imposer sa langue à ses colonies spirituelles ; n’était-ce pas celle du Nouveau Testament et des Septante ? Elle n’en fit rien, elle laissa à chaque peuple la langue de ses aïeux[1].

Depuis leur conversion, à la fin du dixième siècle, les Russes célèbrent l’office divin en slavon. Les missionnaires grecs qui baptisèrent les Varègues de Vladimir introduisirent chez eux l’idiome créé, au siècle précédent, par les apôtres des Slaves, saint Cyrille et saint Méthode, eux-

  1. S’il se retrouve dans quelques anciennes inscriptions, à Sainte-Sophie de Kief par exemple, le grec, en Russie, n’a guère persisté que dans certains sigles ou initiales de l’iconographie, à côté de la tête du Christ ou de la Vierge notamment.