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des fumées du pouvoir[1]. C’est ce que ne saurait faire une Église nationale, ou ce qu’elle ne peut faire qu’à un degré moindre[2].

Il n’a manqué à la Russie aucun des avantages attribués aux Églises nationales : concorde des deux pouvoirs, force du gouvernement, unité morale de la nation, harmonie des deux plus nobles penchants du cœur humain, le sentiment religieux et le sentiment patriotique. Dans les grandes crises historiques, l’alliance de l’Église a doublé la force de l’État ; elle n’en a pas moins été une entrave pour la civilisation russe. Si les empiétements du pouvoir spirituel ont été plus aisément refrénés, le pouvoir civil a, pour son propre bénéfice, été plus souvent tenté de faire sortir l’Église de l’enceinte du sanctuaire. Le prêtre a été plus fréquemment travesti en fonctionnaire ; le laïque a été plus exposé à se voir traiter par l’Église autant en sujet qu’en fidèle. En transformant les devoirs religieux en obligations légales, l’État a fait de la religion un moyen de gouvernement, parfois un moyen de police. Le rôle de l’Église, diminué d’un côté, s’est agrandi de l’autre, au profit apparent de l’État, au dommage réel de la nation comme de la religion.

Cette intimité de l’État et de l’Église a communiqué aux Russes le mal de l’Orient, la stagnation, et aggravé le mal particulier à la Russie, l’isolement. Non contente de comprimer tout mouvement de l’intelligence nationale, l’union des deux pouvoirs arrêtait aux frontières toute invasion des idées du dehors. La liberté spirituelle, que semblait garantir à l’orthodoxie le manque d’une autorité centrale infaillible, fut ainsi longtemps annihilée par cette absence d’autorité cosmopolite indépendante. La limitation de l’Église aux bornes de l’État rétrécit l’horizon de l’un et

  1. Voyez Les catholiques libéraux, l’Église et le libéralisme (Plon, 1885), p. 285-288.
  2. Sur la situation de l’Église russe vis-à-vis de l’État et de l’autocratie, voyez ci-dessous, chapitre vi.