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L’absence d’un chef unique, environné du prestige de l’infaillibilité, a des conséquences peut-être plus importantes encore pour la constitution extérieure de l’Église, pour sa situation vis-à-vis des peuples et des gouvernements. Privée de chef suprême, l’orthodoxie orientale n’est point obligée de lui chercher une souveraineté indépendante et de revêtir un monarque spirituel de la puissance temporelle. Dénuée de centre local comme de tête visible, elle n’a point besoin de capitale internationale, de ville sainte ou d’État ecclésiastique placé, pour la sauvegarde de la religion, en dehors du droit commun des peuples et au-dessus de toutes les péripéties de l’histoire. Elle échappe à une des grandes difficultés de l’Église latine, contrainte par son principe de réclamer une royauté terrestre dont les idées modernes de liberté et de nationalité semblent rendre le retour impossible. Elle échappe du même coup à toute tentation de suzeraineté théocratique ; sans unité monarchique dans l’Église, il ne saurait être question d’un représentant de la Divinité élevé au-dessus des peuples et des couronnes. Par là, l’Orient se croit à l’abri de ces luttes entre « les deux pouvoirs » qui, pendant si longtemps, ont désolé l’Occident et, de nos jours même, troublent encore une partie du monde catholique. Comme, en politique, il n’y a guère d’avantage qui n’ait un revers, chez les orthodoxes, ainsi que chez les réformés, ce fut rarement l’Église qui s’assujettit l’État, ce fut plus souvent l’État qui empiéta sur l’Église[1].

Sans souverain spirituel, sans capitale internationale, l’orthodoxie gréco-russe, au lieu de s’enfoncer comme Rome

  1. L’Orient a cependant présenté un exemple de principauté ecclésiastique, c’est au Monténégro. Longtemps la Tsernagora fut gouvernée par ses évéques, ses vladikas, se succédant d’oncle en neveu. Cette singulière constitution était issue des conditions locales. Dans leur lutte séculaire contre l’envahisseur musulman, les chrétiens de la Montagne Noire s’étaient naturellement groupés autour de leur évêque. La sécularisation du pouvoir n’a été effectuée qu’en 1851, lorsque le prince Danilo, gardant pour lui l’autorité civile, appela à l’épiscopat un de ses cousins.