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lourd que lui pèse sa toute-puissance, il ne s’en peut décharger d’un coup ; il ne peut la partager avec la nation sans travail et sans luttes, sans combinaisons compliquées, sans mille difficultés d’organisation. Un changement de régime politique est forcément un saut dans les ténèbres ; quelque désirable, quelque fatal qu’il puisse sembler, il comporte, pour le prince et pour l’État, des risques contre lesquels aucune science humaine ne les saurait assurer. Tout autre est la liberté religieuse ; elle n’a que des avantages ; elle n’entraîne aucun bouleversement dans les institutions, aucun péril pour l’État. Elle met en repos la conscience du souverain, sans rien coûter à son pouvoir. Bien mieux, à l’inverse des libertés politiques, elle s’apprend sans apprentissage.

Tout cela est manifeste, et cependant il peut se faire que cette inoffensive liberté soit l’une des dernières octroyées aux Russes ; que chez eux, comme en tant d’autres pays, en Angleterre, aux États-Unis, en Hollande, en Suisse, en Espagne, en France, elle ne soit obtenue qu’au prix de longues luttes ; que, loin de précéder les libertés politiques, elle ne vienne qu’après elles et sous leur couvert. À l’encontre du préjugé courant, l’histoire des derniers siècles nous montre que, dans la plupart des États des deux mondes, la liberté de penser et la liberté des cultes n’ont été reconnues qu’à la faveur des libertés politiques ; que, là où elles ont survécu à ces dernières, elles sont postérieures en date. Le fait est si général que nous avons été tenté d’y voir une sorte de loi de l’histoire[1]. À cette loi je ne connais guère, dans l’Europe moderne, qu’une exception : la Prusse. La tolérance est entrée dans les fondations de la monarchie prussienne. Berlin n’a pas eu à s’en repentir. En sera-t-il de la Russie autocratique comme de la Prusse de Frédéric II ? Rien ne l’assure ; il ne faudrait pour cela que la volonté d’un tsar ; mais rien ne

  1. Les Catholiques libéraux, l’Église et le libéralisme, p. 36, 37.