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et, chose plus humiliante, si on la compare à elle-même, elle est peut-être, en fait de tolérance, plus arriérée à la fin du dix-neuvième siècle qu’elle ne l’était à la fin du dix-huitième.

Cet empire, qui réunit chez lui les cultes de l’Asie aux cultes de l’Europe, cherche encore l’unité de l’État dans l’unité de la religion. Par là, ce peuple, qui nous paraît si jeune, nous fait remonter à Philippe II ou à Ferdinand d’Autriche, ou, mieux, à travers Byzance, jusqu’à la société païenne et à la cité antique, car c’est là une conception vieille de quelque deux mille ans. Cette notion archaïque est, chez lui, un trait d’enfance. L’idée d’Unité a sa grandeur, quoique trop souvent elle ne soit qu’un fantôme décevant : on comprend qu’elle ait pu être le rêve de grands esprits et de grands peuples. C’est le droit et l’honneur d’une Église que de la poursuivre ; mais, si l’unité spirituelle a du prix, c’est quand elle est réelle. Il faut que ce soit une unité vivante et libre, et non point une unité extérieure, factice, apparente, maintenue par la force ou la crainte. Des anciens inquisiteurs à nos modernes Jacobins, peu d’idées ont fait plus de mal à l’humanité que cette spécieuse notion de l’unité morale de l’État, éternel prétexte à tyrannie. L’unité de l’État moderne ne peut être cherchée que dans la libre satisfaction des besoins moraux et matériels des peuples.

La religion semble, pour la Russie, une sorte d’uniforme qu’elle prétend imposer à tous les esprits, sans égard aux différences de races, de tempéraments, d’habitudes. Autant vaudrait faire endosser à tous ses sujets, du Lapon au Géorgien, la chemise rouge ou le touloup du moujik. L’empire russe est trop vaste, il touche à trop de climats, il s’étend sur trop de races, pour que l’âme ou le corps se plie à une pareille uniformité. Depuis sa grande expansion territoriale et depuis le déchirement intérieur de son Église, l’unité religieuse ne saurait plus être, en Russie, qu’une fiction légale. La multiplicité s’est introduite