Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 3, Hachette, 1889.djvu/630

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’osant la laisser indemne, de peur de désobéir aux ordres du tsar, se contentèrent de lui briser ses vitres, « afin, disaient-ils, de remplir leur devoir[1] ».

Si doux et si docile que semble un peuple, ceux mêmes qui l’ont déchaîné ne savent jamais où s’arrêteront ses fureurs. L’administration, après ses premières complaisances, se mit à craindre que le soulèvement contre les trafiquants juifs ne s’étendît à d’autres classes, à la noblesse, aux propriétaires, aux fonctionnaires. L’antisémitisme risquait de dégénérer en pur mouvement socialiste. Le parti terroriste, à l’affût des troubles, cherchait à faire dévier ces émeutes par obéissance dans un sens révolutionnaire. J’ai eu sous les yeux une circulaire en petit-russien, où l’on disait au peuple que le Juif n’était pas le seul exploiteur, en appelant son courroux sur la police et les tchinovniks.

Il était temps que tout rentrât dans l’ordre. Parmi les patriotes les moins suspects de penchant pour les Juifs, quelques-uns, tels que Katkof, osèrent réclamer pour eux la protection de la loi. Le directeur de la Gazette de Moscou sentait que dans un grand empire il n’était pas possible de laisser proscrire toute une race et tout un culte. L’administration centrale se décida enfin à intervenir. Les fauteurs de troubles furent arrêtés, beaucoup, il est vrai, pour être bientôt relâchés. On laissa échapper la plupart des meneurs. Les peines infligées furent légères, parfois dérisoires, cela dans un pays où, pour la moindre émeute agraire, on pend les paysans, en dépit de l’abolition officielle de la peine de mort. Le véritable châtiment sortit des troubles mêmes. Les Juifs ruinés ou momentanément disparus, les produits de la campagne, ne trouvant pas d’acheteurs, tombèrent à vil prix, tandis que les denrées renchérissaient dans les villes dont les boutiques avaient été démolies et d’où les commerçants avaient été mis en fuite.

Les Juifs de Pologne et de Russie sont, pour la plupart,

  1. Rousskii Evrei, 25 juin 1881.