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endroits, le plaisir de la destruction l’emporta, chez la foule, sur ses instincts de rapine. Des paysans, arrivés de leurs villages avec des chariots pour emporter leur part de butin, virent les émeutiers les repousser des logements qu’ils venaient déménager. En certaines bourgades, après avoir brisé le mobilier, on démolit les maisons, enlevant les planchers et les toits, et ne laissant debout que les murs en pierre. La fureur populaire n’épargnait ni les synagogues ni les cimetières. Elle se plaisait à profaner les tombes et à souiller les rouleaux de la Thora. La foule s’était, d’abord, naturellement portée sur les auberges et les débits de boisson. Les tonneaux étaient défoncés ; l’eau-de-vie coulait dans les rues ; des hommes à plat ventre s’en gorgeaient dans le ruisseau. En plusieurs localités, des femmes, délirantes de joie, ont fait boire de l’alcool à des enfants de deux ou trois ans, pour qu’ils se souvinssent de ces beaux jours. D’autres mères amenaient les leurs sur les ruines des maisons juives en leur disant : « Rappelez-vous ce que vous avez vu arriver aux Juifs ».

Les colères de la foule s’en prenaient plutôt aux propriétés qu’aux personnes, comme si, en s’attaquant à leurs biens, elle crût frapper les Juifs dans ce qu’ils avaient de plus sensible. Beaucoup furent maltraités ; plusieurs en restèrent estropiés ; quelques-uns en moururent ; presque aucun ne fut tué sur place ; aucun, massacré ou déchiré. Ce qui, ailleurs, chez des nations soi-disant plus civilisées, eût semblé impossible, le sang ne coula pas. La foule se montra barbare sans se montrer féroce. Il n’y eut pas de carnage, soit douceur naturelle de ce peuple jusqu’en ses vengeances, soit crainte d’outrepasser l’oukaze impérial, qui enjoignait de piller et de battre les Juifs, non de les tuer. Au milieu même de ces scènes d’horreur, des Israélites ont signalé des traits de la native bonté et à la fois de la crédulité du Russe. Au village d’Oriékhof, des paysans étaient tombés chez une pauvre veuve juive qui leur représentait sa misère et leur demandait grâce. Les moujiks,