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la plupart des membres du clergé, évéques ou prêtres, orthodoxes ou catholiques, s’honorèrent en cherchant à retenir les émeutiers. Quelques-uns arrêtèrent les pillards en se portant au-devant d’eux avec les saintes images. Des rabbins ou des zadigs trouvèrent un abri sous le toit des popes.

En nombre de villes et de bourgades on put impunément, durant plusieurs jours, donner la chasse aux Juifs. « Après tout, ils ont bien mérité une leçon », disaient à haute voix certains fonctionnaires. À Kief, les autorités civiles et militaires assistaient à la dévastation des maisons juives comme à un spectacle ; les soldats semblaient escorter les bandes d’émeutiers. Balta, ville de plus de 20,000 âmes, où les Juifs étaient en grande majorité, fut livrée au pillage, durant trente heures consécutives, comme une place prise d’assaut. Sur plus d’un millier de maisons appartenant à des Israélites, il n’en resta pas quarante intactes. Là, au contraire, où l’administration se montra résolue, le peuple ne bougea pas. Ainsi, dans les gouvernements du Nord-Ouest, ceux-là même où les Juifs sont en plus grand nombre et où ils auraient dû soulever le plus de colère, pour couper court à toute velléité de désordre il suffit d’une déclaration du gouverneur général, Todleben, annonçant qu’il ne tolérerait aucuns troubles. On savait le héros de Sébastopol homme à tenir parole : l’antisémitisme se tint coi.

Dans les provinces du Sud-Ouest, où les Juifs semblaient abandonnés aux vengeances du peuple, il y eut des scènes de désolation. Les maisons qui n’étaient pas marquées d’une croix étaient envahies par la foule. Elle forçait les portes, arrachait les devantures des boutiques et les châssis des croisées ; elle jetait les meubles par les fenêtres, brisait la vaisselle, déchirait le linge avec une joie de détruire à la fois enfantine et sauvage. La populace se délectait à éventrer les édredons et les lits de plume ; sur les rues flottait un nuage de neige de duvet. En plusieurs