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des populations. Le peuple déchargea sur lui, à la fois, ses vengeances patriotiques et ses rancunes privées. L’autorité, énervée, hallucinée par le spectre des complots, laissa faire ou ferma les yeux. On eût dit que les hommes au pouvoir, en ces heures d’angoisse, étaient heureux de trouver une diversion aux inquiétudes politiques et aux conspirations terroristes.

En beaucoup de villes, les émeutes antisémitiques eurent lieu à jour fixe, presque partout selon les mêmes procédés, pour ne pas dire suivant le même programme. Elles débutaient par l’arrivée de bandes d’agitateurs apportés par les chemins de fer. Souvent on avait, dès la veille, affiché des placards accusant les Juifs d’être les fauteurs du nihilisme et les meurtriers de l’empereur Alexandre II. Pour soulever les masses, les meneurs lisaient, dans les rues ou dans les cabarets, des journaux antisémitiques dont ils donnaient les articles comme des oukazes enjoignant de battre et de piller les Juifs. Ils avaient soin d’ajouter que, si les oukazes n’avaient pas été publiés, la faute en était aux autorités, qui avaient été achetées par Israël. C’est un hameçon auquel ce peuple mord presque toujours, surtout quand il s’agit de satisfaire ses convoitises ou ses vengeances. Et, de fait, le bruit se répandit partout qu’un ordre du tsar donnait trois jours pour piller les Juifs. En mainte localité, l’incurie de la police et l’indifférence de l’administration, parfois même la passivité des troupes contemplant, l’arme au bras, le sac du quartier Israélite, étaient faites pour confirmer cette injurieuse légende chez un peuple qui, selon la remarque de G. Samarine, n’ajoute foi à l’autorité que lorsque l’autorité emploie la force[1]. Plus d’une fois, les Juifs qui tentèrent de se défendre furent arrêtés et désarmés ; ceux qui osaient monter la garde à la porte de leur maison, le revolver à la main, étaient poursuivis pour port d’armes prohibées. À l’inverse des tchinovniks laïques,

  1. Voy. t. I, liv. VII, chap. ii, p. 424 de la 2e édit.