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Le Juif, depuis qu’il habite les bords du Dniepr ou du Niémen, a exercé des métiers trop odieux au peuple pour n’avoir pas amassé contre lui des haines héréditaires. Sous la domination polonaise, comme sous la domination russe, le Juif a été l’instrument historique de toutes les exactions publiques ou privées. Il était la meule sous laquelle le noble ou l’État broyait le peuple. Encore aujourd’hui, en Petite-Russie, le Juif est l’agent indirect du fisc. Lorsque, dans les villages, le stanovoï vient vendre le bétail d’un contribuable en retard, il amène un Juif. À ces ressentiments séculaires, contre le fermier des droits du fisc ou du seigneur, se joignent les rancunes du débiteur insolvable contre son créancier et les jalousies du trafiquant contre un concurrent plus habile ou plus heureux, sans compter l’âpre mépris des masses pour une race vouée de tout temps aux extorsions.

Malgré tant de ferments de haine, il ne semble pas que les émeutes antisémitiques des débuts du règne d’Alexandre III aient été une explosion toute spontanée des fureurs populaires. Le soulèvement contre les Juifs a été, en partie, le contre-coup de l’agitation antisémitique de l’Allemagne. Ce qui, dans un empire, se bornait à des articles de journaux et à des réclames électorales, aboutit, dans l’autre, à des violences contre les propriétés et les personnes. La presse russe avait, elle aussi, entamé une campagne contre les Juifs, un de ces corps étrangers que les patriotes moscovites souffrent de sentir dans les chairs de la Russie. Le fait était d’autant plus grave que les attaques partaient de feuilles placées sous la dépendance de l’administration, et, en province du moins, soumises à la censure préalable. C’était quelques mois après la fin tragique d’Alexandre II : la Russie, affolée et irritée, cherchait instinctivement un bouc émissaire sur lequel elle fît retomber ses péchés et ses colères. Quelques jeunes Israélites des deux sexes avaient participé aux conspirations contre le tsar libérateur. La presse signala le Juif, « ce pelé, ce galeux », au courroux