Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 3, Hachette, 1889.djvu/62

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

unis ; nulle part la religion n’est aussi protégée. Il est vrai que, selon la règle commune, ses privilèges vis-à-vis du pays, l’Église a dû les payer en dépendance vis-à-vis du pouvoir.

Une des raisons de cette intimité de l’État et de l’Église c’est qu’en Russie la religion est demeurée essentiellement nationale. Cela explique comment l’Église excite si peu de haine jusque dans les cercles où l’on est le plus rebelle à ses dogmes. Le scepticisme est commun dans les classes cultivées ; l’esprit de négation y est souvent tranchant ; l’Église y est rarement attaquée. L’indifférence n’est point seule, comme en Occident, à retenir dans son sein les hommes qui franchissent les limites du dogme. En perdant la foi de ses enfants, l’Église russe garde généralement leur sympathie. Comme certains fils, on en voit qui lui témoignent de l’affection en lui montrant peu de respect ou même peu d’estime. Le plus grand nombre reportent sur elle une part de l’attachement qu’ils ont pour leur patrie. Les deux choses leur paraissent liées ; le Russe qui ose renoncer au culte de ses ancêtres est honni moins comme apostat à sa foi que comme traître à son pays. C’est que l’Église est pour eux chose russe ; qu’elle est avant tout une institution nationale, la plus ancienne et, malgré tout, la plus populaire de toutes. C’est que, non seulement elle a contribué à former la nation et à faire la Russie, mais qu’aujourd’hui même elle en est restée le ciment.

Le peuple russe n’est pas encore entièrement sorti de cette phase où la religion tient lieu de nationalité et se confond avec elle. Pour les masses, bien mieux, pour les hautes classes, pour le gouvernement lui-même, il n’y a de vrais et foncièrement Russes que les orthodoxes[1]. « Autocratie, orthodoxie, nationalité », disait l’empereur Nicolas, et de cette triple devise, reprise par l’empereur Alexandre III,

  1. Voyez ci-dessous, liv. IV, chap. i.