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savants de profession se passionner pour de semblables questions. Je ne crois pas que, en aucun autre pays, des naturalistes ou des chimistes aient jamais exposé dogmatiquement les preuves du spiritisme, que des revues sérieuses se soient appliquées à démontrer la théorie de « la matérialisation » de la main des esprits, qui opèrent pour l’édification des croyants[1].

Entre l’état religieux de la Russie et celui d’une notable partie de l’Occident, il n’y en a pas moins une différence capitale, pour ne pas dire un contraste. La situation est en quelque sorte inverse. L’axe religieux est déplacé, le point d’appui de la foi chrétienne retourné. Tandis qu’en plusieurs pays de la vieille Europe, en France et en Angleterre notamment, la religion, devenue suspecte au bas peuple qu’elle a si longtemps consolé, s’est en grande partie réfugiée dans les hautes classes, dont le dix-huitième siècle lui avait fait essuyer les dédains ; chez les Russes, les croyances chrétiennes vont en diminuant de bas en haut. En bas, chez le paysan, chez le marchand, chez l’ouvrier même, la foi ; en haut, chez les classes cultivées, le scepticisme ou l’indifférence. Cette sorte d’interversion des rôles est avant tout imputable à l’état social et à l’histoire. Plus le peuple montre de foi, plus il reste attaché aux croyances de ses pères, et plus les classes supérieures sont portées à regarder la religion comme bonne pour le peuple, moins elles sentent le besoin de la soutenir de l’autorité de leur exemple. Le sentiment aristocratique est alors d’accord avec l’orgueil du savoir pour pousser à mettre sa vie comme ses idées au-dessus des règles communes. Le frein social est assez solide pour qu’on ne se fasse pas scrupule de ne s’y point soumettre. Ainsi longtemps de la Russie ; l’empire de la religion semblait assez fort pour qu’en le secouant elles-mêmes, les classes civilisées ne craignis-

  1. C’est ce qu’ont fait, par exemple, M. le professeur Wagner et M. le professeur Boutlérof dans le Rousskii, Vestnik en 1875 et 1876.