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Évangile que d’ignorants apôtres viendront, dans un ou deux siècles, prêcher à l’orgueilleuse Europe ? Russe ou étranger, plus d’un penseur croit la Russie appelée à une haute mission religieuse. Son génie mystique, sa soif de vérité vivante, le tour de son imagination, l’audace juvénile de sa pensée, son goût des expériences hardies, la foi de son peuple, « sa défiance instinctive pour l’intelligence humaine, son mépris de l’abstraction et de tout ce qui n’est pas application directe à la vie morale ou matérielle[1] », autant de traits de caractère qui semblent marquer sa vocation. L’idéal de ce peuple — il est de ceux qui en ont encore — est religieux à la fois et social ; chez lui le divin ne se sépare pas de l’humain. C’est par la religion que semble devoir se réaliser « l’idée russe », cette vague idée nationale entrevue confusément par les patriotes. Où trouver ailleurs, pour cette énorme Russie, un rôle historique en rapport avec sa grandeur territoriale ? Dans les champs de la philosophie, de l’art, de la politique même[2], presque tout a été dit, presque tout a été tenté. La dernière venue des nations de l’Europe a peu de chance d’apporter au monde une révélation nouvelle. Le champ de la religion étant plus mystérieux, et les derniers siècles en ayant moins remué le fond, on peut croire que les découvertes y sont plus faciles. Ce n’est peut-être là qu’une apparence. Une rénovation religieuse pourrait bien être, en réalité, aussi malaisée qu’un renouvellement de la philosophie ou de la politique. Quand l’ère des grandes révolutions spirituelles ne serait point irrévocablement close ; quand une foi nouvelle pourrait, aujourd’hui encore, monter des profondeurs du peuple aux couches civilisées, rien n’assure que la Russie en doive être l’initiatrice. Elle semble, il est vrai, cette énigmatique Russie, en quête de nouvelles formules religieuses aussi bien que de nou-

  1. Vladimir Solovief, la Russie et l’Église universelle, 1re partie (1889).
  2. Voyez t. II. livre VI, chap. iv.