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quelques propriétaires essayent, à son exemple, de vivre en paysans sur leur bien seigneurial. Pour ne pas se convertir à sa religion, la Russie n’en ressent pas moins l’influence de l’enseignement de Tolstoï. Sous leur légère enveloppe de moralités et de légendes, les idées de Léon Nikolaïévitch ressemblent à des graines ailées emportées au loin par le vent. Offert sous cette forme enfantine et revêtu d’un merveilleux naïf, le « tolstoïsme », ramené à une sorte de poème de charité et de fraternité, reprend une vérité idéale, ne fût-ce que cette antique et banale vérité que ni la science, ni le progrès matériel, ni l’argent, ni les machines ne possèdent le secret du bonheur. C’est là une vieillerie qu’il est bon à un peuple de s’entendre rappeler au soir d’un siècle ; et, pour le faire en des contes d’enfants, l’auteur du Filleul n’est pas tombé en enfance[1].



  1. Si les idées religieuses de Dostoïevsky avaient des contours plus arrêtés, il serait intéressant de les comparer à celles de Tolstoï. Elles leur ressemblent parfois singulièrement, tout en gardant un caractère personnel et comme un accent différent. Qu’on prenne notamment la fin du dernier roman de Dostoïevsky : les Frères Karamazof, on y retrouvera bien des traits du tolstoïsme. Ainsi, dans le mystérieux discours qu’il tient en rêve à son disciple Alexis, le moine Zosime lui révèle que toute la gloire de l’homme est dans l’action et dans la charité ; que le vrai paradis est dans la vie et dans l’amour ; que l’enfer est le supplice de ceux qui ne savent pas aimer. Il lui dit que c’est le peuple qui porte en germe le salut de la Russie et de l’humanité ; et que plus humble, et plus voisine de la bête est la condition de l’homme, plus il est près de la vérité, parce qu’il est près de la nature. Il lui apprend que satisfaire ses besoins, c’est les multiplier ; que la science du monde est mensonge et sa liberté esclavage ; que le peuple doit réprouver l’emploi des moyens violents prêchés par les démagogues ; que la force est avec les doux et que le temps du règne de la justice est proche. On retrouve sur les lèvres mortes du P. Zosime, à la fin de ce roman judiciaire, jusqu’à la thèse chère à Tolstoï, que le juge n’a pas le droit de juger.