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avoir pour principe un progrès moral. Par là son enseignement est bienfaisant. Ce démophile n’est pas un adulateur du peuple. Il lui prêche l’émancipation par la conversion. En histoire, il est vrai, dans la guerre comme dans la paix, Tolstoï ne croit qu’au peuple, aux masses obscures, aux forces inconscientes, aux infiniment petits. Il est étranger au culte des héros : l’esprit russe, dit-il, ne reconnaît guère de grands hommes. À ses yeux, c’est le soldat qui gagne les batailles ; le général n’y est pour rien[1]. Mais, pour tout attribuer au peuple et à l’homme du peuple, il n’a garde d’en faire un Dieu. Il est aussi réfractaire à l’idolâtrie démocratique qu’au heroes’ worship.

S’il l’exalte en face de l’homme civilisé, ses portraits du moujik n’ont rien de flatté. Ses paysanneries ne sont pas des idylles ; ses paysans semblent souvent ce que M. Taine appelait un jour : des pochards mystiques. Qu’on lise la Puissance des Ténèbres, Tolstoï montre ses villageois « englués dans le péché », pareils à des brutes abjectes. Par où se relève ce moujik qu’il se plaît, en même temps, à rabaisser et à offrir en modèle ? Par la charité, par la foi. Son héros favori est Akim, le vieux paysan vidangeur dont toute parole est un bégayement ; plus l’homme semble bas et borné, plus Tolstoï a de joie à faire éclater chez lui ce qui fait la vraie grandeur de l’homme, le sentiment moral. Au fond des ténèbres opaques qui pèsent sur ses paysans, il aime à faire briller la petite lueur de la conscience, pâle veilleuse qui tremble dans la nuit de leur âme. C’est là, dans leur cœur, qu’est le principe de la régénération des misérables ; de là seulement peut leur venir la vraie lumière.

L’apostolat du peuple, telle est la mission que Tolstoï semble avoir donnée à sa verte vieillesse. Lui aussi « est allé au peuple » ; il s’est plu à en partager la vie et les labeurs ; mais, plus heureux que les révolutionnaires ses

  1. Voir la belle conférence de M. Alb. Sorel sur Tolstoï historien, Revue Bleue, 14 avril 1888.