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même vision. Non moins que Bakounine ou Kropotkine, Tolstoï est anarchiste ou partisan de « l’an-archie ». Une société amorphe ne l’effrayerait pas. Détruisez tout gouvernement : de ce qu’on appelle le désordre sortira « un ordre libre ». Il en ferait volontiers l’expérience pour les peuples, comme il l’a faite pour son école de Iasnaïa Poliana. Une fois livrés à eux-mêmes, les hommes, comme ses petits moujiks, feraient régner parmi eux la justice et la paix.

Ici encore, entre ce nihiliste et les autres, il y a une différence capitale. Ce n’est pas seulement la dynamite en moins, c’est que toutes les espérances de Tolstoï portent sur une chose dédaignée de la plupart des socialistes, la religion et la fraternité chrétienne. Pour élever l’humanité jusqu’au nouveau paradis, il a un levier, l’Évangile. À qui saurait éliminer l’intérêt personnel, il serait aisé de refaire une autre société, une autre économie politique. Par là même, comme nous le disions de ses ignorants devanciers, molokanes ou communistes, ce visionnaire religieux est moins chimérique que les utopistes révolutionnaires. Son rêve de régénération sociale, il dépendrait de l’humanité de le réaliser. Pour faire de cette misérable terre une demeure céleste, les hommes n’auraient guère qu’à mettre en pratique le Sermon sur la Montagne. Ce qui est chimérique, devons-nous répéter à Tolstoï, ce n’est pas votre panacée évangélique, c’est l’espoir de la faire adopter de tout un peuple, fût-ce votre bon et grand peuple russe. N’importe, Tolstoï a raison dans sa folie. Les fous, peut-il dire, sont les hommes assez aveugles pour refuser de le suivre.

Malgré ses illusions et ses outrances, la doctrine de Tolstoï est d’un esprit sain. La terre promise, éternellement rêvée, il la cherché au dedans de l’homme plutôt qu’au dehors. Il sent l’impuissance des révolutions, l’insuffisance des lois et de la science elle-même pour transformer les sociétés. Il professe que, pour supprimer la misère, il faut opprimer le vice. Il affirme que tout progrès social doit