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De même que Soutaïef, il n’est, si l’on peut accoler les deux mots, qu’un nihiliste évangélique. Sur bien des points, il est d’accord avec les nihilistes révolutionnaires, qui, eux aussi, sont à leur façon des hommes de foi. « Sauf son aversion pour la lutte (et encore pareil sentiment s’est-il rencontré chez plusieurs de nos amis), les idées de Tolstoï sont fort voisines des nôtres », me disait un réfugié russe. Lavrof a écrit un article pour le démontrer[1]. En vérité, peu de niveleurs rêvent autant de démolitions que cet apôtre de la charité. Il dépasse souvent les Bakounine et les Kropotkine. Aucun de ses compatriotes n’a été plus dur pour le capital. Aucun n’a été plus fermement internationaliste. « Ce qui me paraissait honteux et mauvais, lit-on dans Ma Religion, le renoncement à la patrie et le cosmopolitisme, me paraît bon et grand. » Sur l’armée, sur la justice, sur la loi, il a les principes de Kropotkine. Avec lui, il croirait volontiers que le moyen de supprimer le crime serait de raser les prisons et de brûler les codes. Que l’on compare deux livres parus en français, la même année (1885), Ma Religion, de Tolstoï, et les Paroles d’un révolté, de Kropotkine : les conclusions sont analogues. Quoi d’étonnant ? le prince révolutionnaire et le théosophe athée sont tous deux des voyants et des croyants. Ils ont eu la

  1. Parmi les révolutionnaires russes, il s’en est rencontré dont les idées sur l’emploi de la force contre le mal ressemblaient singulièrement à celles de Tolstoï. Vers 1875, au début de la crise nihiliste, il s’était formé un groupe dont les chefs, Tchaïkovsky et Malikof, tout en rejetant les pouvoirs établis, réprouvaient toute mesure de violence. Ils donnaient à leur doctrine un caractère religieux, prêchant la divinisation de l’homme ou, comme ils disaient, la religion de l’humanité divine : religuia bogotchelovetchnosti. D’après eux, le Dieu, vainement cherché au ciel, est en nous ; tout homme a au fond de son moi l’être absolu, tout homme est Dieu. Faire violence à un être humain est un sacrilège. Enseigner aux hommes leur divinité est la seule voie de salut. Aux violences du pouvoir, les persécutés ne doivent opposer que l’affirmation de leur divinité. Pour transformer la société, il n’y a qu’à donner conscience aux hommes de leur dignité divine. On voit que les idées de ces hommes-dieux rappelaient celles des doukhobortses, en même temps qu’elles anticipaient sur celles de Tolstoï. Les hommes-dieux n’existent plus aujourd’hui à l’état de groupe. Malikof est redevenu orthodoxe.