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résurrection des corps, qu’une superstition contraire à l’esprit de l’Évangile.

D’accord avec Soutaïef, avec les doukhobortses et tant d’autres, Tolstoï place le salut en cette vie. C’est ici-bas qu’il prétend construire la Jérusalem divine. Il n’attend pas pour cela que le Christ descende sur les nuées ; il ne croit ni aux prophéties ni aux miracles. Il est millénaire, mais à la façon de Comte ou de Fourier. La différence, c’est que la clef de son paradis, il ne la demande ni à la science, ni à la richesse, ni à la politique, les sachant impuissantes pour le bonheur. La transformation de l’humanité, il ne l’espère que de la transformation intérieure de l’homme ; et en cela il est assurément plus sage que la plupart des réformateurs qui raillent ses utopies. De même que ses humbles frères du peuple, il cherche la route des Eaux-Blanches, des mystérieuses Bélovody, où il n’y a ni pope, ni ispravnik, ni collecteur d’impôts, ni capitaine de recrutement. Cet Eldorado, il peut se vanter d’en avoir découvert le chemin. Pour rentrer au paradis retrouvé, l’humanité n’aurait qu’à le suivre ; elle n’a qu’à quilter le péché et à pratiquer l’amour. Si les hommes vivaient en frères, ils n’auraient besoin ni de gendarmes, ni de soldats, ni de tribunaux. L’erreur est de croire que l’humanité en masse puisse jamais suivre l’étroit sentier du renoncement, et tout un peuple passer par la porte basse de l’abnégation.

Ce que Tolstoï oublie trop, c’est la nature humaine, ou, ce qui revient au même, c’est le vieux dogme de la chute, qui symbolise les misères et les faiblesses de notre nature. Il semble parfois croire à la bonté native de l’homme, croire qu’il suffirait de le délier de tout lien pour le rendre bon. Dans sa confiance en la discipline intérieure, il ne tolère de contrainte d’aucune sorte. Ce que les croyants n’attendent que de la grâce, il semble l’attendre de la nature, que toute sa doctrine violente.

Quel est l’idéal politique et social de ce mystique qui prétend imposer aux hommes une vie si contraire à tous