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Moins modeste ou plus naïf, il n’a pas craint d’enseigner un nouveau Christianisme. À ce titre, il nous appartient ; il a sa place dans la galerie des sectaires contemporains entre Soutaïef et M. Pachkof.

Chez Tolstoï tout est spontané, russe, national. Isolé de la terre natale, il reste une énigme. Pour comprendre ses idées religieuses et sociales, il faut replacer Léon Nikolaïévitch dans le cadre de la vie russe, parmi ces paysans qu’il a tant pratiqués. Il est, cet aristocrate, de la famille des voyants et des saints du raskol. Sa religion est du même sol que la leur ; elle a un goût de terroir marqué. On retrouverait les articles de son credo dans les bégaiements des apôtres de village. On dirait presque qu’il a condensé et codifié les incohérentes doctrines des sectes populaires. Il semble nous en donner la synthèse ou la somme, non que le grand romancier ne soit qu’un écho ou un reflet du moujik ; — loin de là, peu d’hommes ont plus d’individualité ; il est, en toutes choses, enclin à rejeter les notions reçues et à se faire sa foi à lui-même ; — mais, en dépit de son origine et de son éducation, c’est un esprit de même trempe que ses paysans, un homme de même sang que les prophètes rustiques. C’est, en quelque façon, un molokane ou un Soutaïef qui a passé par l’Université.

À vrai dire, le grand écrivain est, lui aussi, un primitif. Il connaît l’art, les littératures, les sciences de l’Occident ; mais tout cela n’a point entamé son âme russe. Dans la sphère religieuse, comme dans le domaine social, Léon Nikolaïévitch est presque aussi ingénu qu’un Soutaïef. Lui aussi croit que la parole de salut, le talisman sacré qui doit guérir les plaies de l’humanité est encore à découvrir ; et pour le trouver, il lui semble qu’il n’y a qu’à prendre l’Évangile et à bien lire. Lui aussi, en matière théologique ou économique, est un autodidacte, cherchant solitairement la vérité dans la nuit à la lueur de sa lampe de pétrole. S’il n’ignore pas ce qu’ont fait les autres avant lui, il l’oublie volontiers. Peu lui importe que le monde, déjà