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Toute la religion se réduit pour lui à la pratique de la justice ; il n’y a d’utile et de sacré que ce qui apprend à l’homme à mieux vivre. S’il tient les rites et les sacrements pour superflus, c’est qu’il n’a pas remarqué que les hommes en devinssent plus vertueux. Aussi repousse-t-il obstinément le ministère du prêtre. Un petit-fils lui naît, il refuse de le laisser baptiser ; un autre meurt, il veut l’enterrer dans son jardin, sous prétexte que toute terre est sainte ; et comme on le lui défend, il cache le cadavre sous son plancher. Il marie sa fille lui-même et, quand on lui dit : « Tu ne reconnais pas le mariage. — Ce que je ne reconnais pas, réplique-t-il, c’est le mariage menteur. Si je me bats ou me querelle avec ma femme, il n’y a pas de mariage, parce qu’il n’y a pas d’amour. » En mariant ses enfants, il se contente de leur recommander de vivre selon la loi divine et de traiter tous leurs semblables comme des frères.

Tel est l’évangile de ce simple d’esprit, et, avec la double logique de la foi et de l’ignorance, il tire de ce principe d’amour des conséquences subversives, à son insu, de l’État et de la société. Il prétend, ce tailleur de pierre, réformer le monde en commençant par son village. Pour lui, c’est même là l’essentiel, car il est, lui aussi, millénaire à sa façon. Comme tous ces lecteurs solitaires du Nouveau Testament, il a, durant les longues veillées d’hiver, peiné sur l’Apocalypse. Il attend la nouvelle Jérusalem. Il en prépare l’avènement. Son apostolat n’a qu’un but : établir le règne de Dieu sur cette pauvre terre souillée par le vice et la misère. Dans l’autre vie, ce croyant n’a qu’une foi incertaine. « Ce qu’il y a là-bas, s’écrie-t-il en montrant le ciel, je l’ignore. Je ne suis pas allé dans l’autre monde ; peut-être n’y a-t-il là que des ténèbres. » Aussi répète-t-il : « Il faut que le royaume de Dieu arrive ici-bas ».

Comment le réaliser ce royaume de Dieu ? Pour un moujik, cela est simple ; il n’y a qu’à établir la communauté, à supprimer la propriété qui engendre l’envie, le vol, la haine. C’est le communisme par horreur du péché :