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fois, chez d’obscurs hérésiarques, comme chez Mahomet ou Joseph Smith, la fraude et l’enthousiasme se combinent de manière à ne plus se distinguer. De même que le Toscan David Lazzaretti, le santo du mont Amiata, nombre de ces petits Luthers russes sont, à la fois ou tour à tour, fous et sensés, fourbes et exaltés, crédules et rusés, intrigants et ingénus[1]. La rencontre de l’esprit de superstition des masses avec l’esprit sceptique du siècle, le contact de la foi populaire avec l’incrédulité individuelle prête, plus que jamais, à des impostures et à des exploitations religieuses.

Ce qui frappe d’abord, c’est combien ce peuple, combien le moujik, en tant de choses si avisé, reste naïf en religion et en politique. Comme au temps de Pougatchef et de Selivanof, il est encore capable d’accueillir les faux prophètes et les faux tsars, les faux christs comme les faux Demetrius, les faux Pierre III, les faux Constantins. Les mystifications les plus effrontées peuvent encore faire des dupes. En 1874, pendant un de nos premiers voyages en Russie, il est venu devant un juge de paix une singulière affaire. C’était dans un district du gouvernement de Pskof, sur la grande route de Pétersbourg à Berlin. Parmi les paysans s’était répandu le bruit que, de ce gouvernement septentrional, l’on allait expédier « au pays des Arabes » cinq mille jeunes filles pour les donner en mariage à des nègres. Le vide laissé par le départ des cinq mille jeunes Russes devait être comblé par l’envoi d’autant de négresses. Cette rumeur avait jeté la panique dans le district d’Opotchka ; on se pressait de marier les filles nubiles, les noces se suivaient avec une rapidité inaccoutumée. Une enquête établit que cette fable avait été inventée par un cabaretier du nom de Iakovlef, afin d’augmenter ses profits en augmentant le

  1. Voyez Giac. Barzolotti : David Lazzaretti di Arcidosso, detto il santo, i suoi seguaci e la sua leggenda, Bologne, 1885. Lazzaretti, tué à la tête d’une procession, en 1879, par les carabiniers, prêchait, lui aussi, une sorte d’Évangile éternel, promettant aux paysans le partage prochain des biens de ce monde. Il a encore des disciples qui attendent sa résurrection.