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sectes de paysans souvent illettrés, on ne saurait malheureusement demander une théologie bien arrêtée[1].

Tandis qu’ainsi que les protestants, le molokane prétend fonder la religion sur la Bible, le doukhobortse n’accorde aux saints livres qu’un rôle secondaire. Il fait une large part à la tradition, appelant l’homme le livre vivant, par opposition à l’Écriture composée de lettres mortes. Le Christ, dit-il, a tout le premier préféré la parole à la plume. La grande originalité des doukhobortses, c’est la croyance à la révélation intérieure. Suivant eux, le Verbe divin parle en chaque homme, et cette parole intérieure est le Christ éternel. Ils rejettent la plupart des dogmes ou ils les entendent d’une manière symbolique : ainsi de l’incarnation, de la rédemption, de la Trinité. D’ignorants paysans interprètent les mystères d’une façon analogue à celle des hégéliens ; l’incarnation, affirment-ils, se reproduit dans la vie de chaque fidèle : le Christ vit, enseigne, souffre, ressuscite dans le chrétien. Ils nient le péché originel, soutenant que chacun ne répond que de ses fautes. S’ils admettent une tache primitive, ils la font remonter à la chute des âmes avant la création du monde, car, dans leur cosmogonie à demi gnostique, ils croient à la préexistence de l’âme. Cette croyance leur a fait attribuer des pratiques aussi barbares que logiques. Comme Haxthausen remarquait la vigueur des doukhrobortses de la Molotchna : « il n’y a rien là d’étonnant, lui dit son guide, ces athlètes de l’esprit mettent à mort les enfants débiles ou contrefaits, sous prétexte

  1. Une anecdole montre à quel point les doctrines de semblables hérésies peuvent longtemps rester indécises. Un professeur de l’académie ecclésiastique de Kief, du nom de Novitsky, ayant entrepris d’exposer les doctrines des doukhobortses dont lui-même n’avait, comme tout le monde, qu’une vague connaissance, eut la surprise de recevoir les remerciements des sectaires. Le livre du critique orthodoxe fut acheté par les hérétiques, comme pour leur tenir lieu de catéchisme ou de règle de foi, si bien que le prix de cet opuscule s’éleva au-dessus de 50 roubles, et que le malheureux auteur en devint quelque peu suspect. L’ouvrage de Novitsky a été réimprimé en 1882. Quant aux molokanes, on a publié à Genève, en leur nom, une profession de foi qui montre une sérieuse connaissance des Écritures.