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échappé au recrutement. Avant de devenir fondateur de religion, il avait longtemps mené une vie vagabonde. Reçu par les khlysty, il rompit un jour avec eux. C’est dans une de leurs communautés, alors dirigée par une prophétesse presque centenaire, Akoulina Ivanovna, que la nouvelle foi fut proclamée, et le vrai Dieu, reconnu dans la personne de Selivanof. Ce christ improvisé était sans éducation, il ne savait ni lire ni écrire. Ses enseignements étaient recueillis par ses disciples, qui devinrent rapidement nombreux. Arrêté comme un des instigateurs de la nouvelle hérésie, Selivanof fut knouté et exilé en Sibérie, à Irkoutsk : il n’en revint que sous le règne de Paul Ier. Chose singulière, par ambition politique peut-être autant que par folie religieuse, ce paysan qui se donnait comme fils de Dieu, se donnait en même temps comme prince et empereur. Également fréquentes ont été les deux impostures dans la Russie moderne : un peuple crédule et épris du merveilleux, un peuple esclave et rêvant de vague délivrance, accueillant avec la même naïveté les faux tsars et les faux christs. Selivanof est probablement le seul qui ait assumé à la fois cette double qualité.

Comme son contemporain le raskolnik Pougatchef[1], Selivanof se faisait passer pour Pierre III. Encore aujourd’hui, les skoptsy identifient les deux personnages, l’empereur et le sectaire. À l’origine, sous Catherine II, alors que le peuple s’attendait toujours à voir reparaître le souverain détrôné, cette seconde imposture ne fut peut-être, pour le faux christ, qu’un moyen de faire réussir la première. Peut-être l’idée n’en vint-elle pas à Selivanof, et lui fut-elle imposée par l’ignorance ou les calculs de ses adeptes. Toujours est-il que, de son vivant même, le nouveau rédempteur prenait, dans les prières qu’il se faisait adresser, le titre de dieu des dieux et de roi des rois. La

  1. On a parfois imaginé que Pougatchef élait affilié aux skoptsy sans être lui-même eunuque. Cela est peu vraisemblable. Si Pougatchef a réellement fait mutiler des prisonniers, c’est par barbarie plutôt que par fanatisme.