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portement, les fanatiques perdent toute conscience du monde extérieur : un haut fonctionnaire m’affirmait qu’on avait vu la police surprendre leurs réunions et pénétrer au milieu d’eux sans que les malheureux s’en aperçussent et suspendissent leurs danses. Ils ne cessent de tourner que pour tomber d’épuisement. Si quelques-uns sont pris de syncope ou de convulsions, c’est un signe de la venue de l’Esprit. De leur bouche sortent des sanglots entrecoupés, et leur front ruisselle de sueur, comme le corps d’un baigneur au sortir des étuves russes. Cette sorte de défaillance, cette sueur dont dégouttent leurs membres, les forcenés les comparent à la faiblesse et à la sueur de sang du Christ au jardin de Gethsémani, de même qu’en balançant leurs bras étendus ils prétendent, dans leurs danses, imiter le battement de l’aile des anges.

Ces valses religieuses portent, chez les khlysty, le nom expressif de radénié, c’est-à-dire de ferveur. Elles sont, pour eux, une jouissance divine, en même temps qu’une pieuse cérémonie. Ils aiment à sentir leurs yeux se voiler, leur tête se troubler, leur poitrine s’oppresser. Ces danses progressivement accélérées, ce tournoiement prolongé, agissent sur les nerfs et le cerveau d’une façon analogue à certaines boissons fortes ou à certains narcotiques. Au premier étourdissement succède une sorte d’ivresse, d’hallucination, comparable à celle que provoque l’opium ou le haschisch. Les khlysty appellent eux-mêmes ces rondes sacrées leur boisson ou leur bière spirituelle, doukhovnoié pivo. Ils ont parfois, dans le même dessein, recours à d’autres artifices, notamment aux verges et à la flagellation, ce qui justifierait leur nom vulgaire de flagellants. Il en est, dit-on, qui se frappent de verges dans leurs danses, ou qui se brûlent à la flamme des cierges. C’est à la suite du radénié que vient l’heure des prophéties. Des phrases entrecoupées, souvent insaisissables, des mots incohérents et incompréhensibles sont accueillis comme des révélations en langues inconnues. Dans cet état d’exaltation, les