Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 3, Hachette, 1889.djvu/459

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se reconnaissent à certaines formules, à certains signes. Parfois l’hébergeur loge le pèlerin sans l’interroger, sans lui parler, presque sans le voir. Grâce à cette complicité, les apôtres de la fuite peuvent parcourir d’immenses espaces, prêchant sur leur chemin l’abandon du monde, trouvant partout des asiles sûrs, menant même parfois, à l’abri de leur fanatisme, une vie plantureuse. La dévotion de leurs receleurs les entretient si généreusement que, pour profiter de cette hospitalité, des charlatans et des repris de justice se vouent à la vie de prophètes ambulants[1].

Le règne de l’empereur Nicolas a été l’époque la plus florissante de l' errantisme. Les poursuites n’en faisaient qu’accroître la vogue. Pour recrues, le strannik pouvait compter sur les serfs fugitifs, sur les forçats évadés de Sibérie, sur les déserteurs, alors que le service militaire, durant plus de vingt ans, équivalait à une mort civile. La secte se propageait dans les régiments et dans les prisons ; elle trouvait des néophytes et des missionnaires dans cette nombreuse classe de brodiagi, de vagabonds sans passeport, si rudement pourchassés par la police. C’est surtout dans cette branche extrême de la bezpopovsichine que le raskol se montrait l’expression des résistances populaires aux vexations de l’état social, au long service militaire, à la bureaucratie allemande, au servage. En certains gouvernements du nord-est, on arrêtait chaque année des centaines d’errants. Alors s’établissaient entre eux et la police des dialogues de ce genre[2]. « As-tu un passeport ? — Oui. » Et le pèlerin présentait une feuille rédigée dans un jargon apocalyptique avec des maximes comme celle-ci : « Celui qui te persécute se prépare une place dans l’enfer. » « D’où tiens-tu ce passeport ? demandait l’agent du gouvernement. — Il vient du Roi des cieux, du tout-puissant monarque de l’univers, ré-

  1. La Russie errante. Vagabonds et Serviteurs du Christ : Otetchestvennyia Zapiski, juillet 1876.
  2. Livanof, Raskolniki i Ostrojniki, t. I, p. 6, 7.