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plaines natales semblent le provoquer à des courses sans fin. De la profondeur de ses forêts lui viennent de lointains et mystérieux appels. La forêt comme la mer semble avoir ses sirènes. En peu de contrées, l’homme est plus fortement tenté de quitter la demeure fixe, l’étroite prison de la vie civilisée pour la vie libre et sauvage de l’état de nature. Comment s’étonner qu’en un pareil pays il se soit trouvé de rustiques docteurs pour condamner la vie sédentaire et ériger le vagabondage en idéal de sainteté ? Où l’homme se sent-il plus près de Dieu que dans la solitude des bois et sous le tabernacle du ciel ? On a remarqué que l’errantisme avait la plupart de ses adeptes dans la région des forêts et les gouvernements du nord, là où les métiers errants ont de tout temps été en honneur, où beaucoup de paysans passent une moitié de l’année hors de leur village, abandonnant leur izba et leur famille, pour chercher du travail en des contrées plus fertiles. Les habitudes locales prédisposaient à la propagande du strannik. Le centre de l’errantisme est ainsi dans le gouvernement de Iaroslavl et les régions voisines[1].

Pour le strannik, il n’y a de salut que dans l’isolement et dans la fuite. Il quitte sa maison, sa femme, ses enfants, il quitte le village et la commune où il est légalement inscrit, ne voulant avoir ni famille ni domicile. En signe de rupture avec la société, les pèlerins rejettent les passeports et tous les actes pouvant établir leur identité ; c’est la première condition de l’entrée parmi les vrais chrétiens. Au lieu de passeport. l’errant porte des papiers avec des maximes de la secte ou simplement une croix avec des sentences de ce genre : « Ceci est le vrai passeport visé à Jérusalem ». Il y a des errants de l’un et

  1. Par une rencontre qui mérite d’être signalée, ce gouvernement est à la fois un de ceux où la population est le plus lettrée ; où les sectaires, les sans-prêtres notamment, sont le plus nombreux, et où les mœurs sont le plus relâchées : sur quatre filles, il y a une fille mère. Voyez Besobrazof, Études sur l’économie nationale de la Russie, t. II (1886).