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vendre de ces vieux bouquins et de l’ancienne musique avec la notation à crochets des anciens missels. Ce commerce est, paraît-il, si lucratif, que Russes et étrangers se sont plus d’une fois livrés à la contrefaçon des éditions « prénikoniennes ». Pour avoir un accès plus facile près des dissidents, leurs adversaires ont eu fréquemment recours à ces formes archaïques ; on s’est servi du slavon pour combattre les sectes issues de la liturgie slavonne. À cette prédilection pour la langue morte, pour la langue hiératique, aux dépens de la langue vivante, se reconnaît l’opposition primitive du raskol et du protestantisme. Chez les vieux-croyants, l’amour des vieux usages s’étend aux procédés de l’écriture comme aux formes des lettres et de la langue ; aux ouvrages imprimés ils préfèrent les ouvrages copiés à la main. Il s’en vend encore à la foire de Nijni. Dans leurs skytes ou ermitages, hommes et femmes transcrivent avec révérence les manuscrits fautifs du vieux temps, et, comme les moines du moyen âge, les moines du raskol mettent leur gloire à calligraphier les saints livres. L’ « écriture maritime », comme ils disent (pismo pomorskoé), la main des copistes de la région de la mer Blanche, a conservé chez eux une grande réputation.

Les raskolniks ont des livres, ils ont des hommes d’une grande lecture, ils n’ont pas de science. Des subtilités recherchées, des compilations sans critique leur en tiennent lieu. Cette fausse science, cette sorte d’ignorance érudite, outillée de faits mal vérifiés et de mots mal compris, est peut-être plus nuisible qu’une ignorance illettrée, parce qu’elle fait plus aisément illusion. Le schisme a sa littérature, il a sa prose et sa poésie, l’une et l’autre parfois intéressantes, comme toute littérature populaire, mais le plus souvent lourdes, plates, vides d’idées. Avec ses disputes stériles et ses naïves méthodes d’argumentation, le raskol s’est fait une sorte de grossière scolastîque, menaçant la Russie moderne d’un mal dont l’avait préservée au moyen âge l’entière ignorance.