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croyants comme les chrétiens les plus pieux et les plus fervents, comme des chrétiens semblables à ceux des premiers temps, et comme eux persécutés pour la foi. Dans certaines régions se rencontre, chez le petit peuple, cette singulière opinion, que l’orthodoxie officielle n’est bonne que pour les tièdes, que c’est une religion mondaine (mirskaïa) dans laquelle il est difficile de faire son salut, que la sainte et vraie religion chrétienne est celle des vieux-croyants. « Qui craint Dieu ne va pas à l’église », assure un dicton des vieux-ritualistes ; beaucoup de soi-disant orthodoxes semblent encore de cet avis. Un haut fonctionnaire, chargé, vers la fin du règne de Nicolas, d’une enquête secrète sur le raskol, raconte à cet égard une instructive anecdote. « À mon entrée dans l’izba d’un paysan, j’ai souvent, dit-il, été accueilli par ces mots : Nous ne sommes pas chrétiens. — Qu’êtes-vous donc, des infidèles ? — Non, répondaient-ils, nous croyons au Christ, mais nous suivons l’Église ; nous sommes des gens mondains, des gens frivoles. — Comment n’êtes-vous pas chrétiens, puisque vous croyez au Christ ? — Les chrétiens sont ceux qui gardent l’ancienne foi ; ils ne prient point de la même manière que nous ; mais nous, nous n’en avons pas le temps[1]. » Cette naïve façon de s’accuser de penchant au schisme, en se défendant du soupçon de lui appartenir, montre quelles racines le schisme a jetées dans l’esprit du peuple. À tort ou à raison, une grande partie de la nation passe pour incliner au rasko. C’est là un fait grave, et c’est peut-être le principal obstacle à l’entière émancipation des vieux-croyants. Le jour où chacun serait maître d’adhérer ostensiblement aux starovères, on craindrait de voir l’Église dominante perdre le quart, peut-être la moitié de ses enfants. Aussi, pour autoriser la libre profession du raskol, le gouvernement semble-t-il attendre que la

  1. Is sekretnykh zapisok ekspeditsii 1852. Sbornik pravit, svéd. o rask., t. II, p. 13.