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obstinément de permettre au rasoir d’approcher de son visage, et, plutôt que de manquer à sa religion, se faisait condamner à une peine de plusieurs années, pour révolte contre ses chefs. De tels scrupules ont amené le gouvernement à laisser la barbe à certains corps de troupe, en majorité vieux-croyants, aux Cosaques par exemple. Pour triompher des répugnances populaires, Pierre le Grand usa de tous les moyens : il échoua ; la barbe a vaincu le réformateur. Les tsars ont dû laisser tomber en désuétude les nombreuses lois de leur Sobranié Zakonof sur la barbe et les barbus. En vain, ne pouvant raser de force tous les récalcitrants, Pierre avait imaginé d’imposer une taxe aux longues barbes ; en vain, il avait mis, sur les plus ardents défenseurs des anciennes coutumes, sur les raskolniks, un double impôt. Quand il leur interdisait d’habiter les villes et qu’il les privait de droits civils, quand il les obligeait à porter, comme signe distinctif, un morceau de drap rouge sur l’épaule, Pierre ne faisait que désigner les vieux-croyants au respect du peuple, comme les plus courageux représentants des traditions nationales.

Devant une telle attitude vis-à-vis de la civilisation, il est difficile de se méprendre sur le caractère social du schisme. C’est une protestation populaire contre l’invasion des mœurs étrangères. C’est une réaction contre la réforme de Pierre le Grand, un peu comme l’ultramontanisme moderne est une réaction contre la Révolution. Les starovères sont les défenseurs des anciennes mœurs, dans le domaine civil comme dans le domaine religieux. Le vieux-croyant est le vieux Russe par excellence, c’est le slavophile du peuple, le slavophile conséquent jusqu’à l’absurdité. Dans sa révolte contre l’autorité, il ressemble moins au jacobin qu’au Vendéen. Le vieux-croyant est le réfractaire moscovite persistant à travers les transformations de la Russie nouvelle. C’est le Russe repoussant l’Europe pour demeurer asiate. À cet égard, le schisme est le trait le plus oriental de la Russie.