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ou des guerres désastreuses, dans les pays les plus éclairés de l’Europe, en France et ailleurs, nous avons vu des âmes religieuses, prises d’un trouble subit, recourir à cette suprême explication des maux de l’Église ou de la patrie, et, comme les prophètes du raskol, annoncer que la fin était proche. Que devait-ce être dans l’ancienne Russie, alors que, sous la main de Pierre le Grand, elle semblait voir tout crouler autour d’elle ? Déjà, lors de la réforme de Nikone, les fanatiques avaient annoncé que la chute du patriarche était le signe précurseur de la fin du monde. Les jours de l’homme sont comptés, disaient-ils, l’époque d’angoisse décrite dans l’Apocalypse est arrivée, l’antéchrist va paraître. Et quand vint Pierre le Grand, bouleversant tout, aux yeux d’un peuple incapable de le comprendre, foulant cyniquement aux pieds les vieilles mœurs et la vieille morale, les raskolniks n’eurent pas de peine à reconnaître en lui l’antéchrist annoncé. Chose qui montre le peu de clairvoyance des nations, le créateur de la Russie moderne fut regardé, par une notable portion de son peuple, comme un envoyé de l’enfer, et, depuis lors, l’empire russe a été maudit, comme l’empire de l’antéchrist, par une partie de ses propres sujets[1].

La personne même du réformateur prêtait, par certains côtés, à cette satanique apothéose. Comme une sorte de Messie, renié du peuple qu’il venait renouveler, le fils d’Alexis fut, pour sa nation, une pierre de scandale. Non seulement ses réformes civiles et sa réforme ecclésiastique, l’abrogation du patriarcat qui semblait décapiter l’Église au profit du trône, mais ses mœurs privées, mais sa conduite personnelle et celle de ses associés étaient, pour la masse du peuple, une énigme peu édifiante. La répudiation de sa femme légitime, la tsarine Eudoxie, son union adul-

  1. Qu’il sût, ou non, qu’on voyait en lui une incarnation du mauvais esprit, Pierre le Grand eut soin de faire rédiger par Stéphane Iavorski un traité sur les Signes de la venue de l’Antéchrist : Znaméniia prichestviia Antikhrittova, 1703.