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parce que la Moscovie n’avait pas franchi cet âge de la civilisation où tout grand mouvement populaire prend une forme religieuse. La résistance nationale donna au raskol le prestige de la nationalité, et le raskol lui communiqua la force de la religion. En en mettant le siège dans la conscience, le schisme donna aux répugnances populaires une vigueur et une durée dont deux siècles n’ont pu entièrement triompher.

Ce n’était point seulement contre les innovations et les emprunts étrangers de Pierre le Grand, c’était contre le principe même de ses réformes, contre l’idée de l’État, contre les procédés de l’État moderne, que s’insurgeait le raskol. Pour le Moscovite, comme aujourd’hui pour l’Orient musulman, comme pour tous les peuples d’une civilisation primitive, l’imitation des pratiques de gouvernement de l’Europe se faisait surtout sentir par des charges, par des vexations. À cet égard, le raskol fut la résistance d’une société encore à demi patriarcale aux formes régulières et savantes, aux formes impersonnelles et importunes des États européens. Il répugne instinctivement à la centralisation et à la bureaucratie, à l’empiétement de l’État sur la vie privée, la famille et la commune ; il cherche à se dégager de cette inflexible machine administrative qui, dans ses rouages de fer, emprisonne toutes les existences. Comme le Cosaque dont la sauvage liberté se réfugiait dans le steppe, le vieux-croyant ne se voulait pas soumettre à ce mécanisme compliqué : il repoussait les recensements, les passeports, le papier timbré, il repoussait les nouveaux modes d’impôt ou de service militaire. Encore aujourd’hui, il est des raskoiniks en rébellion systématique contre les procédés élémentaires de l’État. À leur antipathie les dissidents ont, comme d’habitude, trouvé des motifs religieux. Ils ont des arguments théologiques contre le recensement, contre l’enregistrement des naissances et des décès. Aux yeux d’un strict vieux-croyant, Dieu seul a droit de tenir registre des hommes, témoin la Bible et la