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Pour juger des sentiments d’un peuple à l’égard de ses prêtres, on ne saurait, il est vrai, s’en fier à ses contes ou à ses proverbes. Monastique ou séculier, le clergé a partout été en butte aux traits de la satire populaire. Ce qui distingue la raillerie russe, c’est son âpreté. En voici un exemple d’après un conte recueilli par Afanasief. Un pope, c’est là chose commune, a refusé de célébrer les funérailles d’une femme pauvre. Le mari, en creusant lui-même la tombe, découvre un trésor ; il porte une pièce d’or au prêtre. Aussitôt les prières sont dites ; le pasteur, tout changé, assiste au repas mortuaire ; il y mange et boit comme trois personnes. La richesse du festin servi par le pauvre homme étonne le curé, il l’interroge, il l’adjure de confesser son péché. « As-tu tué quelque marchand ? lui dit-il. — J’ai découvert un trésor », répond le moujik. Le pope décide de s’emparer de la trouvaille de son paroissien en lui faisant peur. D’accord avec sa popesse, il imagine de se déguiser en diable. Pour cela, il s’affuble de la peau d’une chèvre. Le stratagème réussit, le moujik livre son trésor ; mais, en le rapportant, le pope s’aperçoit que la peau de chèvre s’est attachée à ses membres[1]. Cette naïve légende pourrait servir d’allégorie. Comme la peau de chèvre, le renom de cupidité s’est attaché au prêtre ; il s’est collé à son front, il le défigure, il fait prendre le ministre de Dieu pour un suppôt du diable. « Avoir des yeux de pope » est une expression proverbiale pour désigner des regards avides.

Les évêques cherchent à modérer la cupidité de leurs prêtres ; ils savent au besoin leur donner d’édifiantes leçons. Voici à cet égard un trait que j’ai tout lieu de croire exact. Une pauvre femme était venue trouver Mgr Dmitri, alors archevêque de Toula, le suppliant de lui avancer deux roubles. Le prélat, dont la charité était légendaire, ne put les trouver sur lui. « Que voulez-vous faire de ces deux

  1. Afanasief : Narodnyia Rousskiia Skaski, VIIe partie, no 45. — Ralston : Russian folk-tales, ch. i.