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coins de l’empire, et mis en mouvement les sectes d’errants ou de vagabonds, car le vagabondage du corps et de l’esprit est devenu une des formes de la piété et de la mystique russes.

Vues d’en haut, du sommet des falaises abruptes ou des collines boisées qui bordent le Dniepr, le Don ou le Volga, vues des tours de Kief ou des murailles de Nijni, ces plaines russes donnent la même sensation d’infini qu’ailleurs la mer. Ce paysage, tout horizontal, laisse généralement au ciel la plus grande place. Souvent le ciel occupe seul tout le tableau ; la terre, à force d’être plate, s’efface ; les regards, que rien n’arrête, vont en tous sens se perdre dans le ciel. Les diffuses forêts du Centre ou du Nord donnent d’une autre manière une impression analogue. L’œil, à travers les noires aiguilles des pins dénudés ou le grêle feuillage des trembles et des bouleaux, se sent invinciblement attiré vers le ciel. La forêt, comme la nuit, est partout mystérieuse. Les songes habitent la vivante solitude des bois. Leur silence, fait de bruissements confus, a une solennité grave dont l’âme se sent enveloppée ; et, quand le vent du pôle passe sur leur tête, les forêts du Nord ont tour à tour les gémissements et les grondements de la vague sur la grève.

À ces impressions du sol russe s’ajoutent celles qu’apportent les saisons, plus contrastées ici que nulle part ailleurs en Europe ; les saisons, dont les oppositions violentes nous ont semblé expliquer ce qu’il y a de heurté, de déréglé, d’outré, dans le caractère et la pensée russes[1] ; expliquer par leurs contrastes l’antithèse perpétuelle de l’âme russe, tour à tour résignée et révoltée, douce et dure, indifférente et passionnée, somnolente et fiévreuse ; tour à tour et souvent à la fois réaliste et mystique, positive et rêveuse, brutale et idéale, et sans cesse prête à passer d’un extrême à l’autre, avec une égale sincérité

  1. Voyez t. 1, liv. II, chap. iii.