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Nous avons déjà tenté d’analyser les principaux traits de la nature russe et la manière dont ce ciel et cette terre ont agi sur le caractère national[1]. Les impressions de cette pâle nature se résument pour nous en un contraste. Sur ces vastes plaines tantôt nues, tantôt couvertes de maigres forêts, l’homme se sent petit, sans que la nature se montre réellement grande. Il se sent faible, il se sent pauvre sans que la nature lui fasse toujours sentir sa force ou sa richesse. Une pareille terre, sous le froid ciel du Nord, éveille aisément l’instinct de l’infini avec le sentiment de l’inanité de la vie. Cette terre russe, à la fois immense et débile, incline l’âme à la mélancolie, à l’humilité, à la méditation intérieure, par suite au mysticisme.

La plaine illimitée, forêt ou steppe, a sur le Russe une influence comparable à celle du désert sur l’Arabe. Ces espaces sans fin donnent à l’homme, suivant les âges ou les tempéraments, deux impressions différentes. Tantôt cette étendue plate et monotone l’effraye, le rapetisse, le replie sur lui-même, lui donne le besoin de se serrer contre ses semblables et lui rend Dieu présent derrière ce ciel toujours fuyant. Tantôt ces vastes horizons lui donnent, avec le sentiment de l’espace libre, celui de la vie libre ; ils le sollicitent à des courses illimitées et à de longues chevauchées, excitant en lui le goût de l’indépendance, de l’entreprise, de l’aventure. Ces deux impressions se retrouvent chez le Russe, non moins que chez l’Arabe, parfois isolées et souvent réunies. L’une a encouragé le moujik à ses migrations séculaires et poussé au loin le Cosaque, le sauvage enfant de la steppe, qui ne pouvait tolérer de frein à sa liberté ou de bornes à ses incursions. L’autre a peuplé les couvents ou les skites des forêts du Nord et fomenté les rêves des sectes mystiques de la Grande-Russie. Toutes deux ensemble ont conduit aux sanctuaires lointains les longues files de pèlerins, sans cesse en marche de tous les

  1. Voyez t. 1, liv. III, chap. ii et iii.