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l’évangélisation des ignorants, servant et adorant le Dieu nouveau dans ses membres souffrants.

Le jeune homme, de son côté, obéissant aux mêmes voix, a laissé là ses études et ses livres. Il s’est dit, comme l’auteur de l’Imitation, que l’abondance du savoir n’amenait qu’orgueil et affliction de l’esprit. Il a, lui aussi, découvert qu’une seule science importait à l’homme, celle du salut ; qu’une seule doctrine valait d’être enseignée, celle qui pouvait racheter l’homme de la servitude de la misère. Périsse tout le reste, s’il le faut, et l’art et la civilisation ! Une seule chose est nécessaire, la rédemption des masses opprimées. Tel est le nouvel Évangile, et, s’il veut des confesseurs et des martyrs, l’élite de la jeunesse se disputera l’honneur de mourir pour lui. Il se trouvera des centaines, des milliers de jeunes gens pour avoir cette folie de la révolution, comme d’autres, en d’autres temps, ont eu la folie de la croix.

C’est à cette exaltation religieuse que le nihilisme russe a dû sa force et sa vertu. Peut-être eût-il fait plus de conquêtes, peut-être eût-il été plus difficile à vaincre, si, fidèle à sa première inspiration[1], il s’en fût toujours tenu à l’apostolat pacifique, au lieu de faire appel aux mines et aux bombes. Mais, pour n’avoir d’autre ambition que celle de s’immoler, pour s’enfermer obstinément dans la sereine protestation du martyr, il ne suffit pas d’une quasireligion sans Dieu et sans ciel : il faut une foi possédant un Dieu, attendant tout de Dieu, lui laissant le choix de ses voies et de son heure.

La révolution a beau devenir une sorte d’humaine religion, aussi fervente, aussi croyante à sa manière que l’ancienne ; elle a beau inspirer le même zèle enthousiaste et la même abnégation, elle ne saurait longtemps résister au démon de la violence. Elle est condamnée par son principe à laisser la force morale pour la force brutale. Sur ce

  1. Voyez t. II, liv. VI, chap. ii.