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de façon qu’en devenant révolutionnaire elle n’a fait, pour ainsi dire, que changer de religion.

Telle est, nous l’avons vu, la principale originalité du « nihilisme » russe[1]. Cette originalité est dans le sentiment bien plus que dans les idées. Jamais l’âme humaine, si souvent dupe d’elle-même, ne s’était montrée aussi religieuse à travers son irréligion. Ils ont beau faire profession d’athéisme, le « nihilisme », chez beaucoup de ses adeptes, n’est que de la religion retournée. C’est pour cela que le sexe pieux par excellence, que la femme a pris une si large part au mouvement révolutionnaire russe. Elle allait aux sociétés secrètes et aux missionnaires du socialisme, comme elle eût été au Messie et à ses prophètes. Précipitée du faîte des espérances chrétiennes, la femme russe a cherché un refuge dans les rêveries humanitaires, et remplacé l’attente de la résurrection par les songes de palingénésie sociale, portant dans sa foi nouvelle le même besoin d’idéal et les mêmes ardeurs, le même appétit de renoncement, la même ivresse de sacrifice.

La jeune fille a dit à la Révolution : « Tu me tiendras lieu d’époux, tu me tiendras lieu d’enfants ». Et elle s’est donnée à cette divinité farouche, comme d’autres se vouent aux fiançailles du Christ ; abandonnant pour son impérieuse idole père et mère ; lui offrant en holocauste beauté, jeunesse, amour, pudeur même. Les cheveux que d’autres laissent tomber au pied de l’autel sous les ciseaux du prêtre, elle les a coupés en l’honneur de ce Moloch insensible. Pour lui, elle a dit adieu aux parures de son sexe et quitté les vêtements de son rang. Elle a dépouillé les habitudes du monde et revêtu une robe grossière ; elle a frappé à la maison des indigents et a partagé leur repas et leur manière de vivre. Elle a fait, à sa façon, vœu de pauvreté pour se consacrer au service des humbles et à

  1. Voyez t. I, liv. IV, chap. iv, et t. II, liv. VI, chap. ii.