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l’Orient, la mortification est pour lui la plus méritoire des pratiques chrétiennes ; et le régime ordinaire du moujik est si pauvre que, pour se mortifier, il lui faut presque se réduire à son gruau et à son pain de seigle. Des paysans d’une autre nationalité auraient peine à supporter, sous de pareilles latitudes, une semblable abstinence. Il y faut l’endurance russe. Il y a peu d’années, sous Alexandre III, un fonctionnaire, en visite chez des colons tchèques de l’Ukraine, leur demandait si, en reconnaissance de l’hospilalité russe, ils n’étaient pas disposés à entrer dans l’Église orthodoxe. « Non, Votre Haute Excellence, répondit l’ancien du village, vos jeûnes sont trop longs et trop sévères pour nous autres Tchèques, habitués au beurre et au laitage. »

Bien des Russes commencent à être de l’avis de ce Tchèque. Il n’y a plus, à observer dans toute leur rigueur ces jeûnes d’anachorètes, que le moujik et l’ouvrier, si souvent encore semblable au moujik. Parmi les marchands, qui naguère étaient les plus stricts pour toutes les observances religieuses, le relâchement s’est déjà répandu, d’autant que dans les classes moyennes la piété est en déclin. Les hautes classes se sont, depuis longtemps, affranchies de ces durs carêmes. Les maisons les plus pieuses n’observent guère le jeûne, ou mieux l’abstinence, que durant la première et la dernière semaine du grand carême.

Pour se dispenser de suivre strictement les pratiques prescrites par l’Église, les personnes religieuses ne se croient pas toujours tenues d’en demander la permission au clergé. Ici se retrouve la différence d’esprit et d’habitudes des deux Églises. Avec plus de jeûnes, plus de fêtes, plus d’observances de toute sorte que l’Église latine, l’Église gréco-russe laisse en réalité à ses enfants plus de liberté ou de latitude. Il en est de la pratique des rites comme de l’interprétation du dogme. L’Église orientale ne prétend pas astreindre les consciences à une domination aussi entière ou aussi minutieuse ; elle n’exige pas une