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Pendant les quatre carêmes, la viande est entièrement défendue, et avec elle le lait, le beurre, les œufs. Il n’y a guère de permis que le poisson et les légumes, et cela sous un ciel qui ne laisse croître que peu de légumes. Aussi le Russe est il en grande partie un peuple ichtyophage. Les eaux fluviales et maritimes de la Russie ont beau être riches en poissons, si bien qu’en peu de pays, sauf en Chine, l’élément liquide ne fournit autant à l’alimentation, les pêcheries du Volga et du Don, de la Caspienne ou de la mer Blanche ne sauraient suffire à cette nation de jeûneurs. Le hareng et la morue tiennent une large place dans la nourriture du peuple. Encore les plus sévères s’interdisent-ils le poisson. Durant ses quatre carêmes, le paysan vit, pour une bonne part, de salaisons et de choux conservés ; il est au régime d’un navire au long cours, et le même régime amène souvent les mêmes maladies, le scorbut notamment. Les dernières semaines du grand carême qui tombe à la fin de l’hiver, alors que l’organisme a le plus besoin d’aliments substantiels, encombrent les hôpitaux. Les malades augmentent de nombre, les épidémies redoublent d’intensité, d’autant qu’aux jeûnes débilitants de la sainte quarantaine succèdent brusquement les bombances des fêtes de Pâques, le peuple cherchant à se dédommager de ses longues privations. Les deux carêmes de la Saint-Pierre, et de l’Assomption, placés à l’époque des grandes chaleurs et des grands travaux des champs, ne font guère moins de victimes. Comment ces deux carêmes d’été n’accroîtraient-ils pas la mortalité parmi des travailleurs ruraux abreuvés de kvass et nourris de poisson salé ou de concombres ?

Ces jeûnes si durs, le peuple y tient, peut-être par cela même qu’ils sont pénibles et que la chair en souffre. Ils lui semblent essentiels à la religion ; ils sont, pour lui, le signe et le gage de la victoire de l’esprit sur la chair. Les longs jeûnes et les rudes jeûneurs lui inspirent une pieuse vénération. Selon l’exemple de la plupart des saints de