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n’ayant pas adopté le chant nasillard des Grecs ou des Arméniens.

Voltaire disait que la messe était l’opéra des pauvres. Cela est non moins vrai de la Russie que de l’Occident, bien que d’une manière différente ; car jamais, en Orient, l’église n’a pris modèle sur l’opéra, ni le sacré fait d’emprunt au profane. S’il est vrai que le rôle de la religion, aux époques incultes surtout, ne doit pas se borner uniquement au dogme ou à la morale, nulle part peut-être, l’Église n’a mieux compris ce que j’appellerai la partie esthétique de la religion, tout ce côté de sa tâche oublié ou méconnu de la plupart des sectes protestantes. À l’encontre des sèches doctrines de certains réformateurs, l’Église russe a distribué à l’homme du peuple, non seulement le pain substantiel de l’Évangile, mais aussi cet aliment délicat dont aucun être humain ne saurait entièrement se passer, le sentiment du beau et de l’idéal. En réalité même, c’est là, nous semble-t-il, que cette Église, tant dédaignée, a surtout excellé ; c’est par 1à que, à travers toutes ses misères, elle a été le moins inférieure à sa haute vocation. À ce peuple d’ignorants et d’opprimés, elle a découvert ce que la religion seule lui pouvait révéler, l’art ; pour ces générations de serfs, elle a eu des spectacles et des concerts qui, par l’enchantement des sens, ont rafraîchi l’âme du moujik. À cet égard, l’Église russe peut soutenir la comparaison avec l’Église romaine, qui a porté si loin l’art d’atteindre l’âme à travers les sens.

Entre Rome et l’Orient il y a toutefois, ici même, une différence notable. En parlant à l’œil et à l’oreille, l’Église orientale a toujours eu peur de trop leur plaire ; en s’adressant aux sens, elle les a toujours tenus en suspicion. Contre toute volupté charnelle, contre l’art même, elle a pris des précautions qui, chez les Byzantins, ont été poussées jusqu’à l’extrême. Entre le sacré et le profane, entre la peinture ou la musique du siècle et celles de l’Église, elle a toujours maintenu une barrière. Jamais ses temples