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Gazette de Moscou, venu à Gallchina pour conférer avec le tsar. C’est à la fin d’un conseil, tenu un jour ou deux avant la grande revue où devait être publié le manifeste, que la plupart des ministres reçurent connaissance de cet important document.

On comprend la surprise des hommes qui détenaient les principaux portefeuilles. Ils n’avaient pas imaginé qu’on pût ainsi, sans les consulter et presque à leur insu, engager, devant la Russie et devant l’Europe, la politique du nouveau règne. En face d’un tel procédé, la conduite des ministres de l’intérieur, de la guerre et des finances était tout indiquée : ils n’avaient qu’à se retirer ; c’est ce qu’ils firent à quelques jours de distance. Dans tout autre pays, la démission des ministres en pareille circonstance n’eût étonné personne : en Russie, la retraite volontaire et simultanée des principaux conseillers du tsar fut, pour bien des gens, une sorte de scandale. C’était, en tout cas, un fait nouveau dans les annales du gouvernement russe ; cela seul impliquait un progrès dans les idées et les mœurs politiques.

On raconte qu’un des ministres de l’ancien bey de Tunis, lui ayant un jour offert sa démission, le bey répondit avec colère à cette velléité d’indépendance : « Un esclave n’a pas le droit de quitter le poste où l’a placé son maître ». Le tsar eût pu naguère tenir à peu près le même langage à ses conseillers. Sous ce rapport, les mœurs de la cour de Pétersbourg étaient restées fort orientales. Les ministres, n’étant que les humbles instruments de la volonté impériale, n’avaient pas à juger les ordres du maître, et encore moins à en décliner l’exécution. Toute démission volontaire implique un désaveu, un sentiment d’indépendance et de responsabilité ; à ce titre, c’est un acte que peut difficilement se permettre le sujet d’un autocrate. Avec les mœurs bureaucratiques en vogue, bien peu de ministres étaient, du reste, tentés de s’arroger une pareille liberté ; presque tous étaient heureux de rester aux affaires aussi longtemps