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dans l’histoire, si bien qu’en Russie ou ailleurs les écoles qui aspirent à la dépasser en dérivent[1].

La primauté de la révolution est, du reste, un genre de primato trop cher et trop périlleux pour que nous le souhaitions à la Russie. Mieux vaut pour elle ne pas avoir d’aussi décevantes ambitions, marcher par des voies plus modestes et plus sûres, d’autant qu’en pareil cas le temps, en apparence gagné, est souvent bientôt reperdu, et la route la plus courte se trouve la plus longue.

Et maintenant, puisque nous sommes ramenés à la France et à l’Occident, je terminerai ce volume par un retour sur nous-mêmes. Si l’avenir de la Russie semble obscur, quel est le peuple de l’Europe dont l’horizon n’est pas couvert ? Quel est celui qui voit au loin devant lui et se croit sûr de son chemin ? Nous vivons à une époque de transformation politique, religieuse, sociale, dont le dernier terme échappe aux yeux les plus perçants. Nul ne découvre encore la côte inconnue vers laquelle nous poussent les vents du large. À cet égard, Pétersbourg et Moscou appartiennent bien à l’Europe moderne. Ce n’est point la Russie seule qui traverse une crise, c’est toute notre civilisation chrétienne. Au rebours des préjugés opposés des nationaux et des étrangers, on pourrait dire qu’à regarder les choses de haut, la Russie n’est ni beaucoup plus saine, ni beaucoup plus malade que la plupart des peuples du continent. À travers toutes ses difficultés, elle garde un avantage qui manque à d’autres. Dans cette marche incertaine vers un but indistinct et perdu dans le lointain, les peuples qui ont le plus de chances d’éviter les chutes semblent encore ceux qui peuvent donner carrière aux aspirations du présent sans briser avec toutes les traditions du passé. Or il dépend de ses maîtres que la Russie soit de ce nombre.



  1. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 1er janvier 1882, notre étude sur les caractères de la révolution, à propos de l’ouvrage de M. Taine.