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Toute question d’amour-propre mise à part, en dehors de toute théorie slavophile, il n’y a de vivant, il n’y a de fécond et d’efficace, dit-on, que les institutions qui sortent des entrailles mêmes du pays, qui germent spontanément dans le sol national. Or, toute espèce de constitution politique ne serait en Russie qu’un emprunt plus ou moins déguisé, qu’une œuvre artificielle, sans force, sans durée, sans vertu. — C’est encore là une objection qui n’est pas sans valeur, mais devant laquelle on ne saurait s’arrêter. Les peuples savent fort bien, au besoin, s’approprier des usages et des lois du dehors. La Russie même en est, malgré elle, une preuve éclatante. Des institutions transplantées de l’étranger peuvent avec le temps prendre racine dans le sol qui ne les a pas portées ; pour qu’elles s’y acclimatent, il suffit que la terre soit préparée à les recevoir. Là est toute la question. Quel est le peuple moderne, en dehors peut-être de l’Angleterre et des colonies anglaises, dont les institutions soient toutes spontanées et nationales ? Assurément, ce n’est pas la Russie. Depuis Pierre le Grand, elle a emprunté, de toutes mains, à tout le monde. Aucun État n’a aussi souvent copié autrui ; à ce point de vue même, j’oserai dire qu’elle a déjà trop imité l’Occident pour ne point pousser plus loin l’imitation. La liberté politique est le terme naturel et inévitable de tous ces emprunts séculaires. La Russie n’est pas libre de s’arrêter dans cette voie, elle est condamnée à aller jusqu’au bout. Si elle ne peut continuer sa route légalement, elle se verra précipitée violemment dans le chemin où elle n’ose s’engager.

Certes, il vaudrait mieux pour elle avoir des traditions, avoir les fondements d’institutions libres sur lesquels on n’eût qu’à bâtir. Par malheur, de telles traditions lui manquent ; si elle en possédait jadis, elles ont été détruites à ras de terre, les fondations même en ont disparu, et, loin qu’on puisse rien construire sur elles, on a peine à en retrouver la trace sous les décombres du passé. Des