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tions politiques de l’Europe, ainsi que le soutiennent ses contempteurs étrangers ; mais tout simplement parce que, dans sa grossière ignorance et son abaissement séculaire, ce peuple, hier encore serf, n’a pu s’élever à de pareilles conceptions. Ce que les uns donnent comme une marque de vocation supérieure, d’élection ou de prédestination mystique, les autres comme un caractère d’infériorité native, n’est en réalité qu’un signe d’enfance, une conséquence du peu de développement moral d’une nation encore en bas âge.

Que l’homme du peuple, pris en masse, reste dénué de toute aspiration politique, cela n’est point contestable ; mais, telle place que tienne dans l’empire le touloup de mouton du paysan, peut-on dire que le moujik soit toute la Russie ? Faut-il lui appliquer le mot de Louis XIV, « l’État, c’est moi » ?

Nous nous trouvons ici en face d’une question capitale : pour qui faut-il gouverner la Russie ? Est-ce seulement pour le bas-peuple et la plèbe illettrée ? Est-ce seulement pour une classe, et pour la plus ignorante, et en même temps la moins exigeante ? C’est pourtant là au fond ce que conseillent les hommes qui engagent l’autocratie à s’appuyer uniquement sur les masses populaires, et à les opposer aux classes instruites ; qui, sous prétexte de politique nationale, préconisent avant tout une politique « paysanne » ; qui, sans toujours s’en rendre compte, veulent faire de la Russie un grand village, et de l’héritier de Pierre le Grand le tsar des moujiks.

Par une sorte d’interversion des rôles, alors que les révolutionnaires et les socialistes en sont venus à reconnaître l’importance des libertés politiques dont, conformément à la tradition de Herzen, ils faisaient fi naguère encore, les conservateurs, reprenant à leur profit la thèse abandonnée par leurs adversaires, proclament complaisamment qu’en Russie il n’y a que des questions sociales, que tout le gouvernement doit avoir en vue le peuple, son