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pratique. L’autocratie était devenue le point de mire des révolutionnaires. À leur effroyable campagne contre le souverain et le gouvernement, ils donnaient un but positif, déterminé : la suppression du pouvoir absolu. De cette façon, à l’heure même où ils révoltaient la société par la sauvagerie de leurs procédés, ils se rapprochaient, par leur point de vue, de l’opinion publique et des libéraux. Dans leurs manifestes ils se déclaraient prêts à désarmer, pourvu que le souverain consentît à convoquer une assemblée nationale. Par cette singulière volte-face, le nihilisme a fini par aboutir à ce qu’il dédaignait le plus, au « constitutionnalisme ». Réservant à l’avenir la solution de la « question sociale », il a soulevé brusquement, à l’aide des bombes et des mines, la question politique dont il déniait l’urgence.

On connaît presque aussi bien aujourd’hui l’organisation et les moyens d’action des nihilistes que leur programme. Devant l’audace et les proportions gigantesques des attentats, accomplis presque simultanément d’un bout de la Russie à l’autre, l’épouvante générale se représentait les terroristes comme une immense armée, disposant d’un coûteux matériel et opérant avec ensemble sur tous les points du territoire. C’était une erreur.

Les vingt attentats de 1878 à 1882, les mines des deux capitales, d’Odessa, d’Alexandrovsk, les explosions de la gare de Moscou et du Palais d’hiver de Pétersbourg, les assassinats des chefs de la police et des gouverneurs de province ont été accomplis par une poignée d’hommes. Un des ministres d’Alexandre II me racontait dès 1880 comment on en avait acquis la conviction. Dès qu’on eut arrêté un certain nombre de conspirateurs, on s’aperçut qu’un homme impliqué dans une affaire l’était toujours dans plusieurs. Pareils aux figurants d’un théâtre, les sinistres acteurs du grand drame révolutionnaire s’étaient multipliés avec une infatigable ardeur, passant et repassant d’un bout à l’autre de la vaste scène comprise entre