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Dans les centres ouvriers choisis comme lieux de propagande, à Ivanovo-Yosnesensk par exemple, qui s’enorgueillit du surnom de Manchester russe, l’activité infatigable des racoleurs nihilistes n’a réussi qu’à enrôler un nombre dérisoire de recrues.

À cet égard, la situation semble donc aussi bonne que possible. En aucun pays elle n’est plus rassurante pour le pouvoir. L’agitation radicale est restée superficielle, cantonnée dans les classes lettrées, sans parvenir à pénétrer dans le peuple. Les plus corrosives des idées révolutionnaires n’ont pu entamer les masses : aucun acide ne mordait sur elles. En sera-t-il longtemps de même ? Le peuple, soumis depuis des années à une ardente et opiniâtre propagande, refusera-t-il toujours d’y prêter l’oreille ? Se leurrer d’un tel espoir serait peut-être une illusion qui exposerait un jour à des déceptions terribles. Déjà quelques exemples montrent que, malgré tous ses instincts conservateurs, l’homme du peuple, le moujik même, n’est pas partout insensible aux fascinations révolutionnaires.

Dans les retentissants procès politiques de 1878 à 1886 il s’est presque toujours rencontré parmi les inculpés, parmi les condamnés même, quelques artisans, quelques paysans. Les propagandistes, il est vrai, n’ont encore pu organiser dans les grandes cités un parti ouvrier compact, avec des sections régulières ; mais ils ont déjà réussi, dans le sud notamment, à souffler quelques-unes de leurs idées à la plèbe ouvrière des ports et des usines. En plusieurs villes on a vu des groupes d’ouvriers lancer de violents appels révolutionnaires[1]. Si de pareils cas sont encore une exception, le développement de l’industrie et des grandes villes risque de les rendre de moins en moins rares. La lente et inévitable transformation que subit l’in-

  1. Je citerai par exemple l’Union ouvrière du Midi, qui en 1880 et 1881 s’est plus d’une fois signalée par ses menaçantes proclamations à Kief et aux environs.