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peut soumettre à perpétuité un grand empire à une telle quarantaine. On s’est résigné à laisser les Russes voyager, et, dès qu’il est en territoire étranger, le Russe se jette avec curiosité sur tout ce qui est défendu chez lui. Il se repaît avidement des mets prohibés, il goûte aux boissons excitantes et malsaines interdites chez lui, il s’en enivre, et sa raison y succombe d’autant plus vite qu’elle y est moins faite. Le premier soin d’un Russe, en passant la frontière, est d’acheter des livres interdits ; les libraires d’Allemagne le savent et ils en ont un assortiment pour les voyageurs moscovites. Pour goûter au fruit défendu, il n’est pas besoin du reste d’aller à l’étranger : les livres révolutionnaires ont toujours subrepticement pénétré dans l’empire ; il est peu de jeunes gens qui n’en possèdent ou n’en aient lu. Bien mieux, la propagande « nihiliste » a trouvé le moyen d’avoir ses presses à l’intérieur.

Mon premier séjour à Naples remonte au printemps de 1860 ; les Bourbons y régnaient encore. Voulant lire les historiens du seizième siècle, je demandai, à un libraire de la rue de Tolède, Machiavel ou Guichardin : « Monsieur, me répondit-il, l’un et l’autre sont à l’index, vous ne trouverez pas cela à Naples ». J’allais sortir quand mon homme me rappela : « Vous êtes étranger, monsieur, vous avez l’air d’un galant homme qui n’a rien à voir avec la police ; je pourrai vous procurer l’un et l’autre ouvrage », et, entrant dans l’arrière-boutique, il en ressortait avec Guichardin sous un bras et Machiavel sous l’autre. Pour des motifs analogues, les choses se passent parfois de la même façon en Russie ; plus d’une arrière-boutique recèle des livres qu’on se garderait de mettre en montre, et tel libraire fort peu radical fait, à l’occasion, le lucratif commerce de l’article prohibé.

La littérature révolutionnaire s’approvisionne de deux manières : tantôt à l’aide d’écrits reçus de l’étranger, tantôt au moyen de pamphlets imprimés clandestinement en Russie. Dans la poursuite des écrits prohibés, la police et