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toire, l’Obzor de Tiflis annonçait que des raisons « indépendantes de la volonté de ses rédacteurs » le contraignaient à suspendre indéfiniment sa publication[1]. De telles confessions ne sont pas rares, et chacun les comprend. L’opiniâtre Géorgien avait fini par renoncer à la lutte ; ainsi font, au bout de peu de temps, tous les journaux qui ont la témérité de vouloir concilier leur indépendance avec la censure. Le cas est rare, il est vrai ; la plupart des Courriers ou des Messagers de province n’ont ni l’énergie ni l’ingénuité d’entreprendre une telle lutte ; ils se résignent à leur sort, se contentant de reproduire les circulaires officielles, de réimprimer de vieilles histoires inoffensives, de mentionner officieusement les dîners et réceptions des autorités locales. S’ils tiennent à donner des nouvelles à leurs lecteurs, ils les instruisent de ce qui se passe en Allemagne, en Angleterre, en France, en Amérique, en Chine, parfois même à Pétersbourg, à Moscou, au Turkestan, en Sibérie ; mais, quant à ce qui intéresse spécialement la province, ils n’ont garde d’y toucher.

Cet esclavage de la presse de province est un des principaux obstacles à l’efficacité pratique des réformes, à tout contrôle du gouvernement ou de l’opinion. C’est une des choses qui enlèvent au nouveau self-government administratif, aux zemstvos et aux municipalités une bonne part de leur utilité. C’est enfin là une des raisons pour lesquelles les Russes de la capitale, les hauts fonctionnaires et le gouvernement lui-même sont souvent si mal informés de ce qui se passe dans l’intérieur de l’empire. Comment les maux de la population, les abus de l’administration, les illégalités des autorités locales seraient-ils portés à la connaissance des autorités supérieures par une presse qui n’a guère plus d’indépendance que les télégrammes ou les

  1. La censure de Tiflis n’est pas devenue depuis lors plus accommodante ; elle a, sous Alexandre III, recouru à un procédé jusque-là inusité, puni un journal pour ce qu’elle ne lui avait pas laissé publier. En novembre 1881 elle a fait suspendre une feuille satirique, la Phalange, pour lui avoir présenté des dessins et un texte « qu’elle ne pouvait autoriser ».