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Tourguénef affirme que, lorsque les chevaux de poste ne marchent pas assez vite au gré des voyageurs, ces derniers s’en prennent au dos du cocher. « Il n’y a que les paresseux qui ne nous rossent pas », disait avec une cuisante naïveté un postillon à l’écrivain russe[1]. Pour un voyageur, le renseignement m’avait paru bon à noter. Je m’étais gardé cependant d’en faire usage, lorsque, traversant, avant l’ouverture du chemin de fer, les steppes qui s’étendent du Don au Caucase, un jour que j’étais las d’attendre que ma troïka[2] fût attelée, la cynique maxime du postillon de Nicolas Tourguénef me revint à la mémoire, et, à bout de patience, je levai ma canne, ou, pour plus d’exactitude, mon parapluie sur le iamchtchik trop lent à partir. Mal m’en prit, car, au lieu de se venger sur ses chevaux, l’homme se fâcha tout rouge ; ses camarades s’ameutèrent et faillirent me faire un mauvais parti. Évidemment ils ne connaissaient pas la maxime du postillon de Tourguénef, et j’eusse été mal venu à leur citer mes autorités. Enfin, grâce à l’intervention du staroste, je fus heureux d’en être quitte pour un nouveau retard.

C’est que les mœurs se modifient peu à peu, le bâton est dépouillé de son ancien prestige. Le postillon n’accepte plus les coups du voyageur, et le préfet de police qui s’imagine de faire fouetter un prisonnier impoli s’expose à recevoir des balles de la main des jeunes filles. Les vieux moyens de correction domestique et de discipline gouvernementale ont singulièrement perdu de leur popularité. Les verges s’en vont. Des idées nouvelles se sont insinuées dans les têtes moscovites, et le sentiment de l’honneur,

  1. Nicolas Tourguénef, la Russie et les Russes, t. II, p. 88-89. Comparez Castine, la Russie en 1839. L’abbé Chappe d’Auterocbe avouait déjà, au dix-huitiéme siècle, qu’il avait été obligé de donner du fouet aux paysans qui lui servaient de guides, ce qui était la seule manière d’obtenir l’obéissance de la part des Russes. C’est une des assertions de l’abbé académicien que Catherine II relève avec le plus d’indignation dans la réfutation dont, sous le titre d’Antidote, elle honora notre compatriote.
  2. Attelage de trois chevaux de front, fort usité en Russie, et habituel dans les voyages en poste.