Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/403

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

analogue dans un cas où, devant la loi, la culpabilité du prévenu était aussi bien établie. Il s’agissait d’un ancien militaire, d’origine juive, enlevé à ses parents à l’âge de onze ans pour être élevé en soldat. C’est ainsi que la conscription procédait avec les Israélites. Baptisé moitié de gré, moitié de force, à l’école des enfants de troupe, ce malheureux, après être resté trente ans sous les drapeaux, était revenu secrètement au culte de ses ancêtres et avait épousé une de ses coreligionnaires. Pour cela il avait été obligé de substituer, sur ses papiers, au nom d’Alexis Antonof, dont on l’avait affublé à son baptême, son ancien nom de Moïse Eisemberg. Il était ainsi poursuivi pour le double crime d’avoir falsifié un document officiel et abjuré la foi orthodoxe. L’apostasie était patente, l’accusé n’en a pas moins été absous. Je pourrais citer nombre de faits du même genre. Pour couper court à de pareils empiétements sur la puissance législative, il n’y a qu’un moyen, supprimer le jury ou enlever à sa compétence les affaires dans lesquelles on redoute son indépendance. C’est, nous le verrons, ce qu’on a fait pour toutes les causes touchant à la politique[1].

Le jury a été en Russie l’objet des accusations les plus diverses. On lui a reproché à la fois ses défauts et ses qualités, sa mollesse et son ignorance, ses scrupules et son indépendance ; on s’est amusé à le tourner en ridicule. C’est encore là une de ces institutions, vivement désirées et accueillies avec enthousiasme, qui, à la société comme au gouvernement, ont apporté plus d’une déception. Faut-il s’étonner de pareils mécomptes ? Faut-il en conclure que le jugement par jurés a été introduit prématurément ? Je ne le pense pas ; si, pour certaines réformes, on devait attendre la pleine maturité d’un peuple, on

  1. Les « crimes contre la religion » étaient cependant de ceux pour lesquels le jury, en province surtout, se montrait le plus sévère. Le chiffre des condamnations pour blasphème, sacrilège ou apostasie, demeure encore considérable : il s’élève, croyons-nous, à près d’un millier par an.